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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/178

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son frère, et je les remercie tous deux de la petite correspondance qu’ils ont bien voulu avoir avec mon gendre, le mari de Mlle Corneille.

« J’ai actuellement chez moi M. d’Alembert, dont la santé s’est affermie, et dont l’esprit juste et l’imagination intarissable adoucissent tous les maux dont il m’a trouvé accablé. J’achève ma vie dans les souffrances et dans la langueur, sans autre perspective que de voir mes maux augmentés si ma vie se prolonge. Le seul remède est de se soumettre à la destinée.

« M. Thomas fait trop d’honneur à mes deux bras. Ce ne sont que deux fuseaux fort secs, ils ne touchent qu’à un temps fort court ; mais ils voudraient bien embrasser ce poëte philosophe qui sait penser et s’exprimer. Comme dans mon triste état ma sensibilité me reste encore, j’ai été vivement touché de l’honneur qu’il a fait aux lettres par son discours académique, et de l’extrême injustice qu’on a faite à ce discours en y entendant ce qu’il n’avait pas certainement voulu dire on l’a interprété comme les commentateurs font Homère. Ils supposent tous qu’il a pensé autre chose que ce qu’il a dit ; il y a longtemps que ces suppositions sont à la mode.

« J’ai ouï conter qu’on avait fait le procès, dans un temps de famine, à un homme qui avait récité tout haut son Pater noster ; on le traita de séditieux, parce qu’il prononça un peu haut : Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

« Vous me parliez, madame, du Système de la nature, livre qui fait grand bruit parmi les ignorants, et qui indigne tous les gens sensés. Il est un peu honteux à notre nation que tant de gens aient embrassé si vite une opinion si ridicule. Il faut être bien fou pour ne pas admettre une grande intelligence quand on en a une si petite ; mais le comble de l’impertinence est d’avoir fondé un système tout entier sur une fausse expérience faite par un jésuite irlandais qu’on a pris pour un philosophe. Depuis l’aventure de ce Malcrais de La Vigne, qui se donna pour une jolie fille faisant des vers, on n’avait point vu d’arlequinade pareille[1]. Il était réservé à notre siècle d’établir un ennuyeux système d’athéisme sur une méprise. Les Français Voltaire laisse percer là un peu d’humeur. On se rappelle qu’il parut dans

  1. le Mercure des pièces fugitives sous le nom de Mlle Malcrais de La Vigne, et que plusieurs lecteurs de ce journal, séduits par le talent de la jeune muse, lui adres-