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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/180

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coups de bâton. Roy, qui était accoutumé à ces traitements, et qui n’avait guère moins de souplesse que de malignité, retourna la tête, et dit à Moncrif en tendant le dos au bâton : Patte de velours, Minon, patte de velours. Moncrif, abstraction faite de son talent de chansonnier tendre et galant, était un homme assez commun ; mais il était souple et courtisan, et il était parvenu à se donner une sorte de crédit à la cour ou plutôt dans le cercle de la feue reine. Il y faisait le dévot ; mais à Paris il était homme de plaisir, et il a poussé la passion pour la table et pour la créature, ou plutôt pour les créatures, jusqu’à l’extrême vieillesse. Il n’y a pas bien longtemps qu’il traversait encore, après l’opéra, l’aréopage des demoiselles de ce théâtre, en disant : « Si quelqu’une de ces demoiselles était tentée de souper avec un vieillard bien propre, il y aurait quatre-vingt-cinq marches à monter, un petit souper assez bon, et dix louis à gagner. »

L’appartement qu’il occupait au château des Tuileries était effectivement un peu élevé ; du reste, il s’acquittait toujours parfaitement bien, dans ces parties, du rôle qu’il s’était imposé. Moncrif jouissait d’une fortune assez considérable par la réunion de plusieurs places que lui avait obtenues la souplesse de son caractère. On dit qu’il était noble et généreux dans sa dépense. Dans ses manières il était recherché et minutieux, et, comme auteur, fort susceptible. Je me souviens que Marmontel, désirant une place à l’Académie, prit le parti de louer, dans sa Poétique française, presque tous les académiciens vivants dont il comptait se concilier la bienveillance et obtenir la voix pour la première place vacante. Il se fit presque autant de tracasseries qu’il avait fait d’éloges ; personne ne se trouva assez loué, ni loué à son gré. Il avait cité de Moncrif un couplet avec les plus grands éloges ; Moncrif prétendit qu’il fallait citer et transcrire la chanson tout entière, ou ne s’en point mêler. J’avoue que je ne puis m’affliger de voir toute cette dépense d’éloges si peu sincères et prodigués dans une vue d’intérêt personnel, non-seulement perdue, mais presque produire un effet contraire. Moncrif passa donc sa vie à être saint homme et fort dévot dans l’antichambre et dans le cabinet de la reine, et libertin à Paris. Une de ses plus jolies pièces de poésie est le Rajeunissement inutile, ou l’Histoire de Titon et de l’Aurore ; il la fit retrancher