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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/191

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ouvrages du président Hénault[1]; ainsi je n’en parlerai pas ici.

Il fit un grand héritage à la mort du président de Montesquieu, en ce qu’il était d’usage dans le grand monde d’appeler cet homme illustre le président tout court, et cela mortifiait un peu le président à l’Abrégé ; mais lorsque le véritable président ne fut plus, on s’accoutuma insensiblement à transporter le titre de président tout court à celui qui lui avait survécu. Le président, devenu président tout court par forme d’héritage, étant déjà fort mal à l’aise lors de la dernière maladie de la feue reine, mourait de peur de mourir avant sa maîtresse, parce qu’il lui avait promis de ne se pas faire enterrer chez les pères de la Doctrine chrétienne, qu’il aimait, et qui sont un peu notés pour jansénisme dans le parti dévot de la cour, dont l’archevêque de Paris est l’oracle. Le bon président avait été dans sa jeunesse l’amant de la marquise du Deffand, femme célèbre à Paris par son esprit et par sa méchanceté. Elle a aujourd’hui plus de soixante-dix ans, et il y en a presque vingt qu’elle est aveugle ; mais son esprit a conservé toute sa fleur, et sa méchanceté, à force de s’exercer, est devenue, dit-on, beaucoup plus habile. Elle se pique de haïr mortellement tout ce qui s’appelle philosophe, et cela lui a conservé un grand crédit parmi les gens de la cour et du monde, aux yeux desquels les philosophes sont la cause immédiate de tout le mal qui arrive en France. Mme du Deffand a cependant excepté de sa haine le patriarche de Ferney, dont elle a trouvé sans doute la griffe trop redoutable. Elle avait été l’amie intime de la marquise du Châtelet, et le lendemain de la mort de cette femme célèbre elle fit courir une satire sanglante sous le titre et sous la forme de son portrait[2]. Elle est restée liée avec le président Hénault jusqu’à sa fin. Les deux ou trois derniers jours de sa vie, Mme du Deffand était dans l’appartement du président avec plusieurs de ses amis. Pour le tirer de son assoupissement, elle lui cria à l’oreille s’il se rappelait Mme de Castelmoron ? Ce nom réveilla le président, qui répondit qu’il se la rappelait fort bien. Elle lui demanda ensuite s’il l’avait plus aimée que Mme du Deffand ? Quelle différence ! s’écria le pauvre

  1. Tome VIII, p. 124 et 457, où Grimm avait déjà donné quelques-uns des détails qu’il reproduit ici. (T.)
  2. Meister, nous l’avons dit déjà, rapporte ce curieux portrait dans sa lettre de mars 1777.