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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/196

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née, si le conte que vous allez lire peut mériter votre suffrage[1].

Le petit frère avait envoyé à la petite sœur[2] à Bourbonne le petit conte iroquois des Deux Amis, par M. de Saint-Lambert. Ce conte venait d’être imprimé, et la petite sœur, en ripostant par le petit conte des Deux Amis de Bourbonne, échappé sans effort à la plume du philosophe, voulut faire sentir au petit frère qu’il y avait plus de prétention et de fatigue que d’effet dans le conte iroquois. Le petit frère, au lieu de sentir cette critique indirecte, crut l’histoire des Deux Amis de Bourbonne véritable, et voulut en savoir la suite ; la petite sœur fut donc obligée d’avoir de nouveau recours à l’imagination du philosophe, qui compléta l’histoire des Deux Amis de Bourbonne.

Après ce conte fait à plaisir par notre philosophe aux eaux de Bourbonne pour l’amusement de deux amies, en voici un autre qui n’en est pas un, et que je vais rapporter tel qu’on me l’a conté.

Un poëte russe, auteur de plusieurs tragédies, appelé M. Sumarokoff, se trouvant à Moscou, s’était brouillé avec la première actrice du théâtre de cette capitale ; ces accidents arrivent à Moscou comme à Paris. Un jour le gouverneur de Moscou ayant ordonné la représentation d’une des pièces de M. Sumarokoff, le poëte s’y opposa, parce que cette actrice devait y jouer le principal rôle. Cette raison n’ayant pas paru suffisante au gouverneur pour changer d’avis, le poëte en perdit la tête au point que lorsqu’on leva la toile pour commencer sa pièce, il sauta sur le théâtre, saisit la première actrice qui avait paru avec tout l’appareil tragique, et la jeta dans les coulisses. Après avoir ainsi troublé la tranquillité publique, il ne se crut pas encore assez coupable, et, dans sa frénésie poétique, il écrivit avec autant d’indiscrétion que de témérité à l’impératrice elle-même deux lettres consécutives remplies de griefs et d’invectives contre une actrice. Je défie un poëte français de faire mieux.

Conteur Marmontel, que pensez-vous qu’il arriva de cette

  1. Ce conte, intitulé les Deux Amis de Bourbonne, se trouve dans les Œuvres de Diderot, tome V, p. 263.
  2. Ces dénominations servent à désigner la jeune malade et son correspondant, qui n’était pas Grimm lui-même, comme nous l’avons dit par erreur, tome XVII, p. 329 des Œuvres de Diderot. Voir aussi la lettre de Mme de Prunevaux publiée dans la notice préliminaire du Voyage à Bourbonne.