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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/218

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qu’il avait mis au bas l’ordre de la tirer, M. Le Breton et son prote s’en emparaient, retranchaient, coupaient, supprimaient tout ce qui leur paraissait hardi ou propre à faire du bruit et à exciter les clameurs des dévots et des ennemis, et réduisaient ainsi, de leur chef et autorité, le plus grand nombre des meilleurs articles à l’état de fragments mutilés et dépouillés de tout ce qu’ils avaient de précieux, sans s’embarrasser de la liaison des morceaux de ces squelettes déchiquetés, ou bien en les réunissant par les coutures les plus impertinentes. On ne peut savoir au juste jusqu’à quel point cette infâme et incroyable opération a été meurtrière, car les auteurs du forfait brûlèrent le manuscrit à mesure que l’impression avançait, et rendirent le mal irrémédiable. Ce qu’il y a de vrai, c’est que M. Le Breton, si clairvoyant dans les affaires d’intérêt, est un des hommes les plus bornés qu’il y ait en France ; qu’il n’est pas bien sûr qu’il entende l’Almanach royal, qui lui rapporte trente mille livres de rente par an ; qu’il n’a jamais eu aucune idée de littérature, encore moins de philosophie ; qu’il est aussi lâche et poltron qu’il est borné. D’après ces qualités, jugez du mal qu’il a dû faire ! Et voilà la véritable clef, quoique inconnue de tout le monde, de toutes les impertinences et contradictions qu’on trouve dans les dix derniers volumes, et d’une infinité de retranchements qui ne seront jamais réparés.

L’impression de l’ouvrage tirait à sa fin, lorsque M. Diderot, ayant besoin de consulter un de ses grands articles de philosophie de la lettre , le trouva entièrement mutilé. Il resta confondu ; cet instant lui découvrit toute l’atrocité de l’imprimeur : il se mit à revoir les meilleurs articles tant de sa main que de ses meilleurs aides, et trouva presque partout le même désordre, les mêmes vestiges du meurtrier absurde qui avait tout ravagé. Cette découverte le mit dans un état de frénésie et de désespoir que je n’oublierai jamais.

J’étais à la campagne ; il me dépêcha un exprès pour me confier cet incroyable forfait, et me rappeler à Paris afin de consulter sur le parti qu’il y avait à prendre. Les libraires coassociés à l’entreprise, instruits de la bêtise et de la hardiesse de leur collègue, conjurèrent le philosophe de ne leur pas faire partager la juste vengeance qu’il était en droit de tirer de celui qui l’avait si lâchement joué ; ils sentirent qu’un seul mot sur