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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/219

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cette trahison inséré par M. Diderot dans les papiers publics les ruinerait de fond en comble, parce qu’aucun souscripteur, après cet avis, n’aurait voulu retirer les dix volumes qu’on allait publier. Ils représentèrent que le mal était sans aucune sorte de remède, puisque le manuscrit était anéanti, et qu’on était à l’impression du dernier volume. J’avoue que je fus infiniment peu touché de ces représentations : c’était à Le Breton à aviser aux moyens de dédommager ses coassociés du mal qu’il leur avait fait, ainsi qu’à lui-même, pendant dix-huit mois ou deux ans de suite, avec un sang-froid sans exemple. Mais une considération plus puissante me fit conseiller le silence : c’était la sûreté de mon ami. M. Diderot ne pouvait avertir le public de la trahison qu’on lui avait faite sans mettre entre les mains de ses ennemis une preuve juridique comme quoi il continuait l’Encyclopédie, malgré la suppression qui en avait été ordonnée ; c’était se condamner à quitter la France que d’imprimer publiquement cet aveu. J’étais d’ailleurs persuadé que le public serait averti de reste par le cri de la plupart des auteurs, lorsqu’à la publication des dix volumes ils trouveraient leurs articles si indignement mutilés par une bête d’imprimeur. Chose inouïe ! je n’ai jamais entendu aucun des auteurs maltraités se plaindre ; l’intervalle des années qui s’est écoulé entre la composition et l’impression de leurs articles leur avait sans doute rendu leur ouvrage moins présent, et l’on mit tant d’entraves à la publication des dix volumes que l’édition se trouva vendue aux souscripteurs de province et des pays étrangers avant que les auteurs en eussent pu lire une ligne. Ainsi la plus grande entreprise littéraire qu’il y eût eu depuis l’invention de l’imprimerie fut livrée par la persécution à l’imbécillité et à la timidité d’un imprimeur qui s’en rendit l’arbitre en dernier ressort, avec une hardiesse dont je ne crois pas qu’il y ait d’exemple[1].

Il faut conserver ici la lettre que le philosophe outragé écrivit à l’imprimeur sacrilège, lorsque les libraires associés l’eurent déterminé à reprendre la révision du reste de l’ouvrage.

  1. Naigeon, dans la préface générale de son édition des Œuvres de Diderot publiée en 1798, a instruit le public des mutilations faites à l’Encyclopédie par l’imprimeur Le Breton, que la hardiesse des articles de Diderot effrayait. « Diderot, dit-il, ne se rappelait jamais cette circonstance, une des plus critiques de sa vie, sans frémir des excès auxquels un ressentiment, d’ailleurs très-juste, peut quelquefois porter l’homme le plus honnête et du caractère le plus doux. » (B.)