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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/267

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dix-huit ans. Il était gai en société, avec le ton un peu grivois ; il aimait à conter, et contait un peu longuement, mais gaiement.

— On peut rayer du tableau des vivants, quoiqu’il soit encore en vie, Bernard, qui doit à M. de Voltaire le surnom de Gentil-Bernard. À force d’avoir usé de la vie de toute manière, Gentil Bernard, né robuste, grand mangeur, infatigable serviteur des dames, est tombé dans l’enfance à l’âge de soixante ans passés, car il se glorifiait d’être de l’âge du roi. Il prétendait vivre à soixante ans comme à trente. Ce calcul n’étant pas celui de la nature, il eut une attaque au mois de juillet dernier, qui vient d’être suivie d’un affaissement total du cerveau. Il a perdu la tête, il déraisonne, mais il n’est pas malade ; il dort, il mange ; et comme il n’a pas la connaissance de son état, il n’est pas même malheureux. Bernard était taillé exprès pour faire fortune, et il ne manqua pas à sa vocation. C’était un homme frivole, essentiellement indifférent sur tout ce qui n’était pas son plaisir, mais supérieurement doué de l’esprit de conduite, n’affichant jamais rien que d’être galant, aimable, plein d’égards pour tout le monde, sans attachement pour personne, joignant à un tempérament infatigable pour le service des dames de la grâce et la gentillesse de l’esprit, et, chose inouïe dans un Français ! une discrétion à toute épreuve. S’il en faut croire la chronique de Paris, cette dernière qualité lui a valu une infinité de bonnes fortunes. Notre Seigneur prétend qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois. Bernard prétendait, au contraire, qu’on peut très-bien servir deux et même plusieurs maîtresses à la fois ; en conséquence, il ne quittait jamais, à moins qu’on ne le voulût bien, et quand il était quitté, il se résignait à son sort sans faire de bruit. De tels procédés, et la réunion de tant de qualités si rares, surtout en France, ne pouvaient manquer de le rendre recommandable au beau sexe. Mais il ne bornait pas ses jouissances aux plaisirs de l’amour, il aimait avec tout autant de passion les plaisirs de la table ; il dînait et soupait à fond tous les jours de sa vie, et c’est le seul homme que j’aie vu pouvoir soutenir cette épreuve à Paris longtemps de suite. Le chevalier de Chastellux prétend avoir remarqué, depuis l’accident de Bernard, que tous les hommes sans exception l’attribuent à son goût effréné pour les femmes, et que les femmes