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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/418

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fait-on un modèle ? — Comment, monsieur ? comme un peintre se représente la physionomie de ses personnages ; avec du génie le génie devine tout. — Et si je n’en ai pas ? — Vous renoncerez à jouer la comédie, monsieur, ou vous renoncerez du moins à la réputation de grand acteur ; vous gesticulerez, vous crierez, vous prendrez des attitudes, vous vous mettrez en scène avec le parterre et les loges ; et lorsque vous passerez dans certains quartiers de Paris, vous aurez la consolation de vous entendre préférer à Caillot et à Le Kain, et vous vous persuaderez à la fin que vous les surpassez, tant le public est connaisseur et l’amour-propre crédule. — Le mien n’est pas, je me flatte, si aisé à contenter ; ce genre de succès ne me suffirait pas. — En ce cas, monsieur, je vous en promets d’autres. »

Tout mon regret, à présent que je suis bien éveillée, est que Mlle Clairon ne se souviendra jamais d’avoir dit un mot de tout cela, et que ce sera autant de perdu pour le premier écolier qui viendra la trouver. Ce qui m’afflige encore, c’est de ne point revoir mon élève. Depuis ce temps, je ne manque pas d’aller à tous les débuts annoncés, dans l’espérance de le retrouver ; mais je ne vois jusqu’à présent que des protégés de M. de Voltaire.

Le rêve que vous venez de lire est d’une femme, et je n’ai pas besoin d’ajouter d’une femme de beaucoup d’esprit. Ceux qui connaissent Mlle Clairon y reconnaîtront son ton, c’est à s’y tromper ; quant à ses principes sur l’art dramatique, ce n’est pas tout à fait la même chose, et l’auteur a raison de craindre qu’elle ne se souvienne jamais d’un seul mot de son entretien avec le protégé de M. Monet. Vraisemblablement elle se trouverait offensée de la justice qu’elle rend ici au charmant Caillot, à qui je la crois fort éloignée d’accorder le rang qu’il mérite, et qu’il prendra bien tout seul. Quant à Le Kain, ce nom sinistre n’a jamais souillé sa bouche ; ou, pour parler un langage moins partial, M. Le Kain et Mlle Clairon se sont illustrés par une inimitié si franche, si sincère, si invétérée, qu’il est impossible qu’ils se rendent jamais justice. Mlle Clairon ayant vu jouer Caillot à Lyon avant qu’il vint à Paris voulut l’engager à débuter à la Comédie-Française dans les rôles de troisième emploi, c’est-à-dire dans les tyrans, les amoureux dédaignés, etc.