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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/454

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elle perdrait à la longue de son efficacité, et lorsqu’il faudra la retirer, que mettra-t-on à sa place ? Déjà le miracle n’opère plus également sur tous les croyants. Un bon bourgeois de la rue Saint-Honoré étant parvenu, avec beaucoup de peine, à se faire placer, à la cinquième représentation, dans cette loge qui est au fond de la salle aux secondes, et qu’on appelle coche, parce que dans son large emplacement on entasse le plus de monde qu’on peut ; ce bon bourgeois, fort pressé, fort mal à son aise avec son gros ventre, tint bon pendant le premier acte ; mais lorsqu’au second il vit arriver le convoi et enterrement de Castor, il s’écria naïvement : « Eh ! mon Dieu ! il m’en coûte mon argent, je suis étouffé, écrasé, pour regarder une chose que je puis voir tous les jours à Saint-Roch pour rien. » Il n’y eut pas moyen de le faire rester jusqu’à la résurrection de Castor.

Nous sommes privés dans cet opéra d’un des plus puissants confortatifs contre l’ennui, par l’absence de Mlle Heinel, que nos élégants appellent Mlle Engel ou Ange. La fière Albion nous l’a enlevée depuis deux mois, et elle est engagée au théâtre de l’Opéra de Londres pour toute la saison. Heureusement elle n’y a pas beaucoup réussi ; on n’aime pas son genre : on lui trouve la jambe trop mince, le pied trop long, les yeux chinois ; que sais-je ? Ma foi, messieurs les Anglais sont bien dégoûtés ; ils n’ont qu’à nous la renvoyer bien vite, nous nous accommoderons fort bien de ses défauts. Au fait, Mlle Heinel est la gloire de l’Allemagne qui l’a vue naître, la consolation de la France qui jouit de ses talents, et la première danseuse de l’Europe. Si j’étais moins occupé, j’irais à l’Opéra aussi souvent qu’elle s’y montre, seulement pour la voir arriver et s’en aller ; la grâce, la noblesse de sa démarche ravit et enchante : incessu patuit dea. Mais les Anglais n’aiment pas ce genre de danse sérieux et noble ; les gargouillades de Mlle Allard y auraient réussi davantage. Heureux de voir leurs yeux fascinés sur le trésor qu’ils nous ont ravi, espérons qu’il sera rendu à la France, et que ce douloureux sacrifice ne sera pas ajouté à la perte du Canada et du commerce des Indes. Au reste, l’Opéra de Londres est cet hiver dans un état trop pitoyable, et du côté de la danse et du côté de la musique, pour être digne de posséder un sujet de cette distinction.

Madame Brillant, chatte de Mme la maréchale de