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et rouge que cette dalle, et aux cheveux et aux sourcils aussi noirs que les plumes de ce corbeau ? »

Cette dalle de beau marbre blanc en pleine forêt serait-elle de l’invention de Basile ? nous l’avons cru autrefois ; mais un livre arabe, les Cent et une Nuits, récemment traduit par notre ami M. Gaudefroy-Demombynes, professeur à l’Ecole des Langues Orientales Vivantes, nous permet aujourd’hui de préciser[1]. Dans le conte n° X, on lit ceci :

Un jour, le prince Soléiman rêvait dans un pavillon élevé de son palais ; il regardait les marbres de la cour, s’émerveillant de leur pureté et de leur éclat, quand deux corbeaux, en se battant, vinrent y tomber, et leur sang qui coulait, tacha les dalles de marbre blanc. « Hélas ! dit le jeune homme en lui-même. Allah créa-t-il jamais une femme au teint blanc comme ce pur marbre, aux cheveux noirs comme l’aile noire de ces oiseaux, aux joues rouges comme le sang rouge qui a jailli sur ces dalles ? »

Un vieillard, qui a beaucoup voyagé, dit au roi, père de Soléiman, qu’il sait une femme comme la désire le prince ; c’est la fille de tel roi.

Il semble qu’ici le thème ordinaire ait été modifié à l’usage de pays où la neige est inconnue ou peu connue. Le prince n’est pas à la chasse ; il est dans son palais, et la blancheur du dallage de marbre se substitue d’une manière ingénieuse à la blancheur du tapis de neige. Basile n’a donc pas inventé la dalle de marbre. Le tort qu’il a eu (lui ou un précédent conteur), ç’a été de mélanger deux variantes d’un même thème, en mettant au beau milieu de l’épaisse forêt qu’il décrit, ce qui était si bien à sa place dans la cour splendidement ornée d’un palais somptueux.

Nous aurons à citer plus loin, — à l’occasion d’un type très particulier de variante, — un conte oral sicilien où une goutte de sang (on verra de quel sang) tombe aussi sur un dallage de marbre blanc, mais dans un palais, comme le sang des corbeaux du livre arabe.

Le conte du Pentamerone a été arrangé en pièce de théâtre, au xviiie siècle, par Carlo Gozzi, dans son Corbeau (Il Corvo), représenté, pour la première fois, le 24 octobre 1761, à Venise. Gozzi a mis à la place de la dalle de marbre « un beau tombeau du marbre

  1. Les quatre manuscrits de l’ouvrage que M. Gaudefroy-Demombynes a eus sous les yeux à la Bibliothèque Nationale et qui proviennent de scribes maghrébins, sont, dit-il, « tout modernes ». Il n’est pas possible de fixer, comme nous l’avons fait pour les documents précédents, la date de l’original dont ils sont les copies. Copies de copies, très certainement