Page:Coubertin - Ou va l’Europe.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
où va l’europe ?

iv

aidés et mécontents

Et voilà ce qu’il y a. Cette guerre, si elle a ressemblé sous bien des rapports aux guerres précédentes, a, sur un point, présenté une singularité inattendue. C’est le rôle qu’y ont joué les masses : non plus un rôle passif comme lorsqu’elles se faisaient tuer docilement par ordre et discipline, mais un rôle actif, on oserait presque dire un rôle directeur. D’une façon générale, elles n’en avaient pas voulu, de la guerre ; consultées, elles l’eussent rejetée à une immense majorité. Jamais guerre à cet égard ne fut moins populaire. En Allemagne on avait fanatisé l’opinion en lui présentant d’immenses profits au bout d’un faible et bref effort. Mais ce fanatisme-là tomba tout de suite. Les peuples cependant ne désertèrent pas. Pour la cause bonne ou mauvaise, ils luttèrent avec une volonté tenace et réfléchie, les soldats au front, et les civils à l’arrière. L’arrière, mot non point nouveau, mais qui jamais n’avait revêtu une pareille signification dans une période belliqueuse. Et l’on tint, parce que la foule et l’élite, soudées ensemble volontairement, mirent en commun leurs ressources, leurs pensées et leurs énergies. Par là se trouva franchie, en quatre ans, dans la voie égalitaire, une étape gigantesque.

Cette égalité eut son symbole qui fut la « carte de pain ». Elle semble aujourd’hui entrée dans l’oubli ainsi que ses sœurs, les cartes de charbon, de lait, de sucre… mais qu’on ne s’y trompe pas, ces petits chiffons de papier représentent la plus forte leçon de choses que l’opinion ait reçue depuis des siècles. Ils ont joué leur rôle sans accrocs ni déceptions. On leur doit le salut des civils et des neutres. L’empreinte laissée par eux sera ineffaçable, parce qu’ils évoquent un fait dont la simplicité est accessible à tous. À l’heure du péril, c’est une institution égalitaire qui est venue au secours des victimes de la catastrophe provoquée par le ploutocratisme.

Que cela soit exact ou non (du moins à pareil degré), peu importe. Évidemment on peut en disputer. Mais nous cherchons à savoir où en est le prestige de l’Europe et, pour cela, à déterminer les angles de vision sous lesquels les non-Européens apprécient les