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Scène III

ADÈLE, BOUBOUROCHE, ANDRÉ
Découvert, André ne s’émeut point. Il sort de son bahut, emportant sa bougie qu’il dépose sur le guéridon. — Lumière à la rampe. — Ceci fait, il va à Adèle, et souriant, avec le geste content de soi, d’un monsieur à qui l’évènement a fini par donner raison.
André.

C’était sûr ! Je l’avais prédit. (Philosophe.) Enfin !… Un peu plus tôt ou un peu plus tard ! (Il tire de sa poche sa carte et la présente à Boubouroche.) Je me tiens à vos ordres, monsieur.

Mais Boubouroche, idiotisé, le regarde sans le voir.
André, après un instant.

C’est ma carte. Veuillez me faire l’honneur de la prendre.

Boubouroche, qui replie la carte et la jette au fond de sa poche.

C’est bien. Je vous ferai savoir mes intentions. Allez-vous-en.

André.

Excusez-moi. Je serai naturellement bien aise de savoir ce que vous comptez faire. Oh ! je ne vous interroge pas !… Une telle familiarité !… Cependant… en un mot, monsieur, je ne suis pas sans inquiétude. Vous êtes violent, et je ne sais jusqu’à quel point j’ai le droit de vous laisser seul avec une femme… qui…, que…

Boubouroche., formidable.

Vous, vous allez commencer par vous taire. Un mot encore — je dis : un ! un ! un seul ! C’est clair n’est-ce pas ? un seul mot ! — …je vous empoigne par le fond de la culotte, et je vous envoie par cette croisée voir les poules !…

André, très calme.

Permettez.

Boubouroche.

Silence !… Taisez-vous !… — Si, un instant, vous pouviez deviner ce qui se passe en moi à cette heure ; si vous pouviez supposer à quelle force de volonté je me retiens et je me cramponne, ah ! je vous le certifie, je vous le jure, vous verdiriez ! à la pensée de seulement entr’ouvrir la bouche !… — Oui, vous seriez terriblement imprudent de vous obstiner à parler après que je vous en ai fait la défense, et c’est un bonheur pour nous deux, un grand bonheur que je me connaisse !… Allez-vous-en, voilà tout ce que j’ai à vous dire. Je suis un homme très malheureux et dont il ne faut pas exaspérer le chagrin, allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

André, très chic.

Un galant homme est toujours un galant homme, même le jour où certaines circonstances de la vie l’ont mis dans la nécessité de se cacher dans un bahut. Il arrivera ce qui arrivera, mais je quitterai cette maison quand j’aurai reçu l’assurance que vous ne toucherez pas à un seul cheveu de la personne qui est là. Je vous en demande votre parole d’honneur, et c’est le moindre de mes devoirs. Vous êtes extraordinaire, vous me permettrez de vous le dire, avec vos airs de me mettre à la porte d’une maison qui n’est pas la vôtre ; et si je veux bien me rendre à vos ordres, eu égard à votre état d’exaltation, vous ne sauriez moins faire, convenez-en, que de céder à ma prière.

Boubouroche, le sang à la tête.

Je vais faire un malheur !

André, très simple.

Faites-le.

Les deux hommes se regardent dans les yeux. Lutte intérieure de Boubouroche, qui finit par se dominer.
Boubouroche, d’une voix sourde.

Partez.

André.

J’ai votre parole ?

Boubouroche, du même ton.

Oui.

André.

J’en prends acte.

Long jeu de scène.
André revient à son bahut, prendre ce qui lui appartient : ses livres, ses journaux, sa trompe et sa peau de daim.
Une boîte d’allumettes se trouve là. Scrupuleux, il la restitue à sa légitime propriétaire, laquelle le regarde faire sans un mot tandis qu’il dépose la boîte sur la petite table à ouvrage en murmurant : « Les allumettes ». Retourné à son armoire, il prend son peigne, dont il se peigne, puis sa brosse, dont il se brosse ; plante le peigne dans les crins de la brosse, se loge la brosse sous le coude gauche ; après quoi, saluant Boubouroche et Adèle avec le plus grand respect.
André.

Madame… Monsieur.