Page:Courteline - Bourbouroche. L'article 330. Lidoire. Les balances. Gros chagrins. Les Boulingrin. La conversion d'Alceste - 1893.djvu/30

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pousse à t’en remettre à elles, en aveugle. Si tu ne l’avais, tu ne serais pas homme.

Boubouroche.

C’est possible, mais moi je dis une chose ; c’est que cacher un homme chez soi n’est pas le fait d’une honnête femme.

Adèle.

Si je n’étais une honnête femme, je ne ferais pas ce que je suis en train de faire : je ne sacrifierais pas ma vie au respect de la parole donnée, à un secret d’où dépend, seulement, l’honneur d’une autre !!! — Inutile de discuter ; nous ne nous entendrons jamais : — ce sont là de ces sentiments féminins que les hommes ne peuvent pas comprendre. Séparons-nous ; nous n’avons plus que cela à faire. (Sa voix se mouille.) Je ne te demande pas de m’embrasser, mais je voudrais que tu me donnes la main. (Boubouroche lui donne la main.) Sois heureux, voilà tout le mal que je te souhaite ; pardonne-moi celui que j’ai pu te faire, car je ne l’ai jamais fait exprès.


ADÈLE. — Il le faut cependant
Boubouroche, que commence à gagner l’émotion.

Oh ! je sais bien. Tu n’es ni vicieuse, ni méchante.

Adèle, dont la voix se trempe de plus en plus.

Nous aurons goûté de grandes joies ! Laisse-moi croire que tu n’en perdras pas tout souvenir en franchissant le seuil de cette porte, et que quelquefois, plus tard, quand tout ce qui est le présent sera devenu un lointain passé, tu te rappelleras avec un peu d’attendrissement la vieille amie que tu auras laissée seule et la petite maison que tu auras laissée vide… (Éclatant en sanglots.) Ah ! elle peut s’en vanter, la vie… quand elle se met à être lâche, elle l’est bien !…

Boubouroche, les larmes aux yeux.

Adèle…

Adèle.

Ne pleure pas, je t’en prie. Je n’ai déjà pas trop de courage !… Car enfin, je ne me faisais pas d’illusions et je savais bien que notre liaison ne pouvait pas être éternelle… mais je croyais pouvoir compter encore sur quelques années de bonheur.

Boubouroche.

Jure de ne plus recommencer, au moins. Je t’ai dit que ma tendresse pour toi pouvait aller jusqu’au pardon.

Adèle.

Je sais à quel point tu es bon et je te sais gré de ton indulgence ; mais je n’ai pas à accepter le pardon d’une faute que je n’ai pas commise. — Et puis, à quoi bon ? Pourquoi faire ? Tu ne peux plus avoir pour moi qu’une affection sans confiance, et dans ces conditions j’aime mieux y renoncer. Je tiens à ton amour, mais plus encore à ton estime ; le ver est dans le fruit, jetons-le.

Boubouroche.

Je ne peux pas te quitter. C’est plus fort que moi.

Adèle.

Il le faut cependant. (Énergique.) Allons !… (Boubouroche pleure.) Grand bébé !… Elle a tiré son mouchoir de sa poche et lui essuie les yeux.)… Voilà, maintenant, qu’il faut que ce soit moi qui le console !… Sois homme !… C’est le deuil éternel de la vie, ça !

Boubouroche, qui larmoie.

Je veux rester.

Adèle.

C’est impossible.

Boubouroche.

Je t’aime trop… Je ne peux pas me passer de toi.

Adèle.

Ce sont des choses que l’on dit. — Et si j’étais venue à mourir ?

Boubouroche, éclatant en sanglots.

Oh ! alors…

Adèle.

Tenons-nous-en là. Les forces me manqueraient, à la fin. Pour la dernière fois, adieu.