Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/102

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Lui. — Pour la dernière fois, réfléchis bien à tes paroles. (Solennel, la main sur son cœur.) Devant Dieu qui me voit et m’entend, nous nagerons dans la tragédie si je passe le seuil de cette porte.

Elle, courant à la porte qu’elle ouvre. — Le seuil ? Le voilà, le seuil ! Et voici la porte grande ouverte.

Lui. — Aglaé…

Elle. — Passe-le donc, un peu ! Passe-le donc, le seuil de la porte ! Non, mais passe-le donc, que je voie, et va donc lui donner de ton pied, à ce monsieur.

Lui. — Aglaé…

Elle. — Mais va donc, voyons ! Qu’est-ce qui te retient ? Qu’est-ce qui t’arrête ? Va donc ! Va donc ! Va donc ! Va donc !

Lui, jouant la stupéfaction. — Tu me donnes des ordres, Dieu me pardonne ! "Va donc ! " dit madame, "Va donc ! " (Retirant son paletot qu’il jette au dossier d’un siège.) C’est étonnant comme j’obéis ! (Haussement apitoyé de l’épaule.) En vérité, tu aurais seulement dix ans de moins, je t’administrerais une fessée pour te rappeler au sentiment des convenances. Qui est-ce qui m’a bâti une morveuse pareille !… une gamine, on lui presserait le nez il en sortirait du lait, qui se permet de donner des ordres et de dire "Va donc" à son mari !

Elle, installée près du lit et attaquant son pantalon. — Le fait est qu’en parlant ainsi j’ai perdu une belle occasion de garder pour moi des paroles inutiles.

Lui. — Et tu en perds une seconde en émettant cette vérité d’une ambiguïté si piquante. Car tu la juges telle, j’imagine.

Elle. — Trop polie pour te démentir.

Lui. — Oui ? Eh bien, j’ai le regret de t’apprendre que le jour où l’esprit et toi vous passerez par la même porte, nous n’attraperons pas d’engelures.

Elle. — Ce qui veut dire qu’il fera singulièrement chaud ?

Lui. — Singulièrement chaud, oui, ma fille. (Goguenard.) Tu as cru que c’était arrivé ?

Elle. — Comment ?

Elle est revenue à la cheminée. En chemise, les pieds nus dans des mules, elle se prépare un verre d’eau sucrée.

Lui. — Tu ne t’en es pas aperçue que je me moquais de toi ?

Elle. — Je l’avoue.

Lui. — Tu ne t’es pas rendu compte que je mystifiais ta candeur ?

Elle. — Ma foi non.

Lui. — Jour de Dieu ! Comme dit Mme Pernelle, tu as de la naïveté de reste. Je t’en prie, laisse-moi rire ; c’est trop drôle. (Il se pâme.) Me voyez-vous ? Non, mais me voyez-vous, tombant à huit heures du matin dans un quartier de cavalerie, le camélia à la boutonnière, et tirant les oreilles à ce monsieur devant un escadron rangé en bataille ?…

Elle. — Ça ne manquerait pas de chic.

Lui. — Comment donc !…

Elle. — Qu’est-ce qui t’empêche de le faire ?

Lui. — Rien !… une niaiserie ! La moindre des choses !

Elle, qui se met au lit. — Enfin, quoi ?

Lui. — Moins que rien, je te dis. Le sentiment du plus élémentaire devoir : le respect de l’uniforme français. Tu vois que ça ne valait pas la peine d’en parler.

Elle, couchée. — Comprends pas.

Lui. — Bien entendu. Un morveux d’officier m’outrage. Je ne lui casse pas les reins ; pourquoi ? Parce que mon patriotisme parlant plus haut que ma violence me crie : "Ne fais pas ça, ce serait mal. Songe à la France qui est ta mère, et n’attente pas, par un châtiment public, au prestige de l’épaulette." Je m’incline. Tu ne comprends pas. Si tu te figures que ça m’étonne !

Elle. — Coeur magnanime !

Lui. — Tais-toi donc, vous êtes toutes les mêmes, fermées comme des portes de cachot à tout ce qui est grandeur d’âme, générosité naturelle et noblesse de sentiments. Quelle race !… Oh ! tu peux rigoler. Je suis au-dessus de tes appréciations. J’ai ma propre estime, qui me suffit, et toi du moins tu ne te plaindras pas de moi, Patrie : je fais passer tes affaires avant les miennes.

Elle, accoudée dans l’oreiller. — Tu as raté ta vocation. Tu aurais dû te faire cabotin.

Lui. — Blague, pendant que tu en as le temps. Tu ne triompheras pas toujours, car, entre ce monsieur et moi, ce n’est que partie remise.