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LE SOPHA

— « Mais vraiment, répliqua-t-il, je n’en doute pas : car considérez, de grâce, la position où nous sommes, et jugez s’il en est de plus horrible.

— « Je ne le vois que trop, dit-elle ; elle est réellement épouvantable !

— « Premièrement, continua-t-il, nous ne savons pas si nous sommes vertueux ; état triste pour des gens qui pensent comme nous. Ce doute, tout cruel qu’il est, n’est pas le seul malheur qu’entraîne notre situation : il n’est que trop certain que, contents de la privation que nous nous sommes imposée, il y a mille choses plus essentielles, peut-être, sur lesquelles nous nous sommes crus dispensés de nous observer ; par conséquent, à l’ombre d’une vertu qui pourrait bien n’être qu’imaginaire, nous avons commis des crimes réels, ou (ce qui, sans être de la même importance, a cependant des inconvénients remarquables) nous avons négligé de faire de bonnes actions. Enfin, en nous supposant tels que nous nous sommes crus jusqu’ici, je me défierais encore d’une vertu que nous avons choisie, et je n’imaginerais pas qu’il y eût un grand mérite à l’avoir. Mettez différents fardeaux au choix d’un homme, il n’est pas douteux que ce sera du plus léger qu’il se chargera.

— « Je vous entends, dit-elle en soupirant ; vous voulez dire que nous avons fait de même. À combien de scrupules ne me livrez-