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Ce qui fait que, de suif, elle use plus de livres
Qu’un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,
Et redoute bien moins la faim et ses tourments
Que l’apparition de ses défunts amants.

Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’œil bas, comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a, par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur[1].

  1. Ces stances ont paru dans la revue La Jeune France. Elles ont été imprimées d’après un manuscrit autographe de Baudelaire, qui figure sur l’album de Max Buchon, un de ses amis de jeunesse. Les notes de M. Prarond font connaître la maîtresse éphémère qui est l’héroïne de ce poème. Parlant de Jeanne Duval, qui tint une si grande place dans la vie de Baudelaire, au retour de son voyage d’outre-mer (1842), il ajoute : « Avant l’Inde, il y avait eu la Juive, je ne sais plus son nom (Sarah, je crois), Baudelaire l’appelait Louchette. Elle demeurait rue Saint-Antoine. Un jour, Baudelaire m’avait emmené vers l’église Saint-Louis, sous prétexte de revoir Le Christ au jardin des Oliviers de Delacroix. En chemin, nous demandâmes Mlle Sarah ( ?) à un concierge. Elle était absente. Baudelaire, assez féru d’elle lorsque nous le connûmes, n’en conserva pas un souvenir clément ;

    « Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive. »

    (Fleurs du Mal, édition des Œ. C., XXXIII.)