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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

dorées, sous un dais le plus riche et le plus empanaché, dont la balustrade était fermée. Aussitôt qu’elle eut jeté les yeux sur nous, elle eut l’air de réfléchir si profondément qu’on n’y concevait rien. Elle oublia de nous faire ouvrir sa balustrade, et c’est une impolitesse qu’on voulut bien attribuer à sa distraction. Elle avait environ cinquante ans, et c’était néanmoins la plus belle personne du monde. Ses beaux yeux noirs étaient un peu louches, et je n’ai jamais rencontré de regards aussi dédaigneux et aussi singuliers que les siens. La peau de son visage et de ses admirables mains était un pur ivoire ; elle avait un nez grec et délicat qu’elle ne mouchait jamais, mais qu’elle essuyait avec précaution moyennant un petit carré de mousseline. Sa cornette et sa hongreline de dentelle étaient garnies avec des bouffettes de satin gris de perle, et du reste elle était sous un couvre-pieds d’une seule pièce en point de Venise. Je suis persuadée que la garniture de ses draps, qui était en point d’Argentan, valait au moins quarante mille écus.

À peine étions nous assises, qu’on entendit ouvrir les deux battans de toutes les portes de l’enfilade avec un fracas inconcevable, et que nous vîmes apparaître une petite figure qu’on apportait sur un grand fauteuil de velours vert galonné d’argent. C’était une sorte d’image enluminée, grimaçante et peinturlurée comme un joujou de Nuremberg, avec la bouche en cœur et deux petits yeux languissans. Cette étrange figure était habillée d’une étoffe d’argent brodée en chenille verte, et, de plus, elle avait un gros bouquet de verveine à la main. Le fauteuil