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SOUVENIRS

Vous saurez donc qu’après la mort de la Reine Marie de Pologne, à Versailles, on avait distribué toutes ses provisions de cuisine et d’office, et qu’il en échut pour le ménage Talleyrand un baril de thon mariné. Ceci leur fit d’autant plus de plaisir et de profit qu’on était en carême, et que c’était les deux personnes les plus chafriolantes et les plus régulièrement timorées de l’univers catholique. Il est bon de vous dire aussi qu’ils se piquaient d’un savoir-vivre recherché et d’une grande érudition gastronomique, et qu’ils parlaient toujours de ce qu’ils avaient mangé ; ce qui faisait tous les frais de leurs entretiens du soir avec le Comte de Brancas, le Duc de la Vrillière et les autres vieux gourmands du château. C’étaient des cailletages à nous faire sécher d’ennui, et puis c’étaient des moqueries à n’en plus finir sur le Comte et la Comtesse de Talleyrand qui se montraient si difficiles et qui trouvaient moyen de faire si bonne chère à si bon marché. Après qu’ils eurent bien mangé et bien parlé de leur thon mariné, qu’ils avaient trouvé substantiel et délicat, succulent, esculant, exquis et bien supérieur à tout ce que l’expérience et l’observation leur avaient appris sur les conserves de Provence, on découvrit, au milieu de la semaine sainte et de la saumure, une vertèbre de lapin qui se trouvait dans un état d’adhérence parfaite et naturelle avec une tranche de cet excellent poisson. Le père et la mère Talleyrand faillirent en suffoquer d’horreur et d’effroi ! Pour en faire sa cour à Mesdames de France, qui étaient la régularité même, Madame de Brionne envoya chercher à Paris M. de Buffon, qui vint examiner la provision de