Page:Créquy - Souvenirs, tome 1.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
205
DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

mille, habitaient Versailles, et ils étaient si pauvres qu’ils y vivaient des buffets de la cour, au détriment des profits du grand-commun. Ils avaient, en guise de maître-d’hôtel, une sorte de Maître-Jacques, qui s’en allait tous les jours chercher leur provende à la desserte des tables royales, dont les officiers avaient ordre de le traiter favorablement. Ainsi l’on pourrait dire que M. de Talleyrand a été nourri des miettes qui tombaient du buffet de Versailles. On sait que Bonaparte avait dû son éducation militaire à la libéralité de nos rois, et je vous puis assurer que Robespierre avait été élevé par la charité de M. de Conzié, l’Évêque d’Arras. Ô Altitudo ! comme disait toujours ma grand’mère, qui savait le latin, qui se gendarmait toujours contre les usurpations, et qui se révoltait toujours contre l’ingratitude.

À propos de ma grand’mère et de ces pauvres Talleyrand, je vous dirai qu’elle en savait quantité d’histoires, et en voici une qu’elle me disait un soir à l’hôtel de Canaples, où je la vois d’ici avec un vieux bas de robe en velours mordoré, ajusté de bonnes-grâces, lesquelles étaient relevées en manière de draperies par de gros papillons en porcelaine de Saxe. Elle avait aussi le même jour, une certaine jupe en drap d’argent, dont le devant consistait dans un orchestre en triangle et composé de cinq ou six rangées de gradins couverts de musiciens brodés en relief avec leurs instrumens et des joues plus grosses que des prunes ; mais elle ne s’en souciait pas beaucoup, de sa belle jupe, attendu que ces magnificences-là se trouvaient passées de mode. Elle avait entrevu cela.