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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

dans sa première jeunesse, et où il avait commandé depuis ce temps-là. Il voulut revoir encore une fois sa chère Provence et ce digne M. de Marseille, qui nous reçut avec une cordialité paternelle. Son pauvre palais était resté dans un état de délabrement et de nudité qui me parut attendrissant ; nous y mangeâmes sur de la faïence. « Je n’ai conservé que ma croix d’or et ma crosse d’argent doré, » nous dit-il un jour, avec une simplicité qui me fit venir des larmes aux yeux : « Personne n’a voulu me les acheter ; mais tous les orfèvres en ont payé cent fois la valeur, et à plus de vingt reprises. Quand je n’avais plus rien, je renvoyais ma crosse et ma croix se promener dans toutes les rues de Marseille, afin d’y trouver un acheteur de porte en porte ; on me les a toujours rapportées quant et quant des boisseaux d’écus. C’était comme un talisman chrétien. »

Cinquante mille individus avaient péri dans Marseille, c’est-à-dire environ moitié des habitans de cette grande ville ; presque tous les prêtres et les religieux qui soignaient les pestiférés avaient succombé, soit à l’excès de la fatigue, soit aux atteintes de la contagion ; il n’en était resté debout autour de leur Évêque que trois ou quatre, en y comprenant un jeune sous-diacre appelé M. de Bournazel et digne neveu de ce grand Prélat. C’était un ange de bonté, de douceur et de beauté parfaite. Ce jeune Abbé m’a donné la liste de ces victimes de la charité chrétienne et sacerdotale, au nombre de 240 ecclésiastiques ; savoir : soixante-six prêtres séculiers, quarante-deux Capucins, trente-deux