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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

Mme du Boccage avait inspiré la passion la plus violente à l’auteur de Manon Lescaut, l’Abbé Prévost d’Exiles, qu’elle ne pouvait endurer ni souffrir à titre d’amoureux ; et c’est, je crois bien, le seul personnage qui se soit jamais permis de mauvais propos contre elle. J’ai rencontré deux ou trois fois pendant ma vie cet Abbé Prévost, lequel, au reste, vivait assez tristement et n’allait guère autre part que chez ses deux amis M. Riquet de Caraman et M. Huguet de Sémonville, conseillers à la table de marbre et grands protecteurs de la littérature au rabais. C’était un gros homme à figure sombre, avec une voix lugubre ; il était assez bien vêtu pour un auteur de son temps. On racontait de lui des choses étranges, et notamment qu’il mangeait du tabac d’Espagne avec le melon, ce que faisait toujours la douairière d’Orléans, et ce que j’ai vu faire, au surplus, à M. le Maréchal de Saxe, au fameux repas qui lui fut donné par les gens de l’Hôtel-de-Ville de Paris après la bataille de Raucoux. Je n’ai jamais ouï dire de l’Abbé Prévost qu’il eut tué son père, soit par inadvertance ou soit autrement, et, d’après les éclats d’hostilité qu’on entendait bruire incessamment contre lui, je crois bien qu’on n’aurait pas manqué de lui reprocher un pareil méfait s’il en avait été coupable. Tout ce que je sais de plus calamiteux sur l’Abbé Prévost, c’est qu’il est mort d’une horrible manière. Il avait été saisi d’apoplexie dans le bourg de Royaumont, non loin de Chantilly ; il fut transporté chez le curé du village, ou le Baillif des Moines arriva pour instrumenter de sa profession, et d’où ce justicier de malheur envoya