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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

« Je veux que vous me regrettiez, mais que ce soit sans me plaindre, parce que je suis dans l’Élysée, ma chère enfant. L’on est bien là. Je me complais à vous en apprendre les nouvelles.

« On ne m’appelle plus Comtesse, on m’appelle Julie Tessé, et quelquefois Tessé tout court ; je trouvai cela neuf, mais juste, parce qu’ici l’on n’est rien et tout. Comment cela ? On est heureuse.

« Savez-vous qui est-ce qui m’a reçue ? Lucrèce et Ninon. J’en ai demandé la raison : on m’a répondu (elle est simple) : C’est que vous avez tenu un milieu entre ces deux fameuses beautés, et vous aviez raison toutes trois. Lucrèce était folle d’être si sage ; Ninon était sage d’être folle ; vous n’étiez trop l’une ni trop l’autre ; mais vous étiez bonnes toutes trois ; et qui reçoit-on ici ? Les bons.

« Et ce vilain Tarquin ? me direz-vous. Eh ! mon enfant, il n’y est pas. En fait d’hommes, on n’en reçoit que d’une sorte, de ceux qui méritent le bonheur, et non pas de ceux qui l’arrachent. On ne trouve ici que des gens qui croient le plaisir une sagesse et aiment la sagesse comme plaisir. Ah ! Vicomtesse, quelle société ! point d’ingrats et point de roués ! On est aimable parce qu’on l’est, et non parce que l’on cherche à l’être ; on ne quitte jamais, on possède toujours. Il est vrai qu’on a tout le monde, mais tout ce monde-là n’est rien qu’un, parce qu’il n’y a qu’un cœur pour tous.

« On me plaisante sur mon théatin : c’est Ninon, comme vous entendez ; mais elle me plaisante pour rire, et je la désarme en riant ; je réponds par la vérité ; et cela prend, parce qu’on l’aime ici.

« Qu’est-ce que le monde ? lui ai-je dit ; un théâtre de marionnettes, où il faut que chacun joue son rôle, Qui est-ce qui le fixe ? l’état et l’âge ; quand on est