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fidèle aux souvenirs de l’Iliade : Ajax rappelle Hector, comme sa captive Tecmessa fait souvenir d’Andromaque. Par la simplicité de sa structure générale, comme par le style, la pièce est encore assez voisine de l’art d’Eschyle. Elle débute par un prologue qui a ses personnages propres, comme le Prométhée enchaîné, Agamemnon, les Euménides ; elle se termine, comme les Sept, par une sorte d’épisode complémentaire, la discussion au sujet de la sépulture d’Ajax, dont on a quelquefois, mais à tort, contesté l’authenticité. Ajoutons que les parties lyriques ont encore une étendue relativement considérable. Néanmoins par la représentation des caractères, par l’art délicat des péripéties, par l’éloquence admirable du sentiment, Sophocle est déjà là tout entier. Il s’y montre sûr de lui dans l’art nouveau de l’argumentation dramatique.

Antigone, jouée en 440, offre aussi des traces sensibles de l’ancienne manière. Le sujet semble avoir été suggéré au poète par la dernière scène des Sept d’Eschyle : c’est le dévouement héroïque d’Antigone, ensevelissant son frère Polynice malgré les ordres de Créon, et mise à mort pour cette pieuse désobéissance. Rien ne fait plus d’honneur à l’originalité puissante du génie de Sophocle que d’avoir dégagé de la légende ce sujet presque inaperçu, d’en avoir senti et fait sentir la grandeur, et d’avoir élargi si aisément une donnée épisodique en tragédie. La beauté supérieure de la pièce résulte surtout du développement du caractère de la jeune fille. Dans la scène où Antigone et sa sœur Ismène comparaissent ensemble devant Créon, nous trouvons un heureux exemple de l’emploi simultané des trois acteurs. Le rôle d’Ismène, rapproché de celui d’Antigone, révèle la façon vraiment personnelle dont Sophocle commençait à comprendre les oppositions de caractères[1]. Grâce à la manière habile

  1. Protagoniste, Antigone, Hémon ; deutéragoniste, Ismène, garde, Tirésias, messagers ; tritagoniste, Créon, Eurydice.