en cela n’était rien, le dessein très réfléchi du poète fut presque tout. La plupart du temps, c’est vraiment lui qui fait son sujet ; et il le fait selon ce principe. S’il veut mettre en scène les derniers événements de la vie d’Ajax, que choisit-il ? Non pas la folie même du héros, qui est l’œuvre des dieux, mais sa mort volontaire, qui est bien son œuvre à lui. Dans la légende d’Œdipe, les crimes du fils de Laïos et ses malheurs résultaient d’une antique malédiction ; Sophocle les laisse de côté ; mais une chose était propre à Œdipe, une chose presque inaperçue sans doute jusque-là, l’enquête téméraire et passionnée par laquelle le coupable inconscient se révélait à lui-même ; c’est avec cela que Sophocle a fait sa tragédie. Le parricide d’Oreste et d’Électre est commandé par un oracle ; cet oracle, c’est Oreste qui l’a reçu ; Électre, elle, n’a d’autre motif d’action que sa conscience : elle est donc pour Sophocle le protagoniste désigné, et toute l’action se combine d’après cette conception neuve et personnelle. Que voyons-nous dans Philoctète ? Tout ce qui dépend de la volonté du héros, tout ce qui tient à son caractère et le révèle, mais rien de plus : l’action commence là où cette volonté peut entrer en jeu, et finit là où elle cesse de s’exercer. Le sujet d’Antigone était un simple incident dans la légende des frères ennemis. Ce qui en a fait le prix pour Sophocle, c’est qu’il y a découvert la manifestation dramatique d’une noble volonté. Sans cette vue, le sujet n’existait pas : il a fallu la conception morale du poète pour le créer. Et de même la légende d’Œdipe à Colone n’aurait pas été une matière de tragédie, si Œdipe ne connaissait sa destinée, s’il ne l’acceptait avec des sentiments de joie et de fierté, et si, d’un bout à l’autre du drame, il ne s’attachait à l’accomplir en dépit des résistances. Ainsi, dans toutes ces pièces, Sophocle a dégagé, avec intention, d’une légende indifférente un élément de conscience et de volonté, et toujours il a constitué l’action
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