Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/263

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Si cette façon de conduire l’action rejette, comme nous l’avons dit, la puissance des dieux ou de la fatalité au second plan, en revanche elle lui réserve des retours soudains qui sont admirables parce qu’elle pousse l’illusion humaine à l’extrême. Tecmesse et les matelots salaminiens croient sauver Ajax de lui-même, et c’est au moment où ils raisonnent leur espoir que le coup soudain les frappe. Créon, en condamnant Antigone, se dit à lui-même qu’il agit en roi, il fait parler les lois, il impose à tout son autorité ; à tout, excepté aux dieux, qui soudain lui révèlent sa folie et l’accablent. Clytemnestre triomphe dans le succès de son crime, elle se voit assurée de l’impunité par la mort d’Oreste, quand tout à coup Oreste paraît et la perce de son poignard. Œdipe, fier de sa haute clairvoyance, est sûr de trouver le criminel dont la présence souille le sol de Thèbes ; il marche à lui malgré les résistances, il brise ou il écarte tout ce qui l’arrête, et quand il a dégagé la voie, le malheureux qu’il découvre, c’est lui-même. Cette sorte d’ironie cruelle ne provient point chez Sophocle du dédain de la raison humaine. Loin de la mépriser, il l’honore en tous ses personnages, mais, en grand poète plein d’intuition, il sait aussi avec quelle facilité elle se trompe elle-même, et il rend cette duperie spontanée d’autant plus tragique qu’il la fait plus réfléchie.

Cette valeur morale du drame de Sophocle doit être tout particulièrement prise en considération lorsqu’on veut juger ses dénouements. Conformément à l’ancien usage, il prolonge souvent l’action au delà de la catastrophe. Cela est contraire à nos habitudes et nous étonne. Il nous semble qu’Ajax se terminerait mieux par la mort du héros, Antigone par celle de la jeune fille, Œdipe roi par la révélation qui accable le criminel involontaire, Œdipe à Colone par le coup de tonnerre qui accompagne la disparition du vieillard. La raison