Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dès les premières scènes, ce qu’ils veulent, et ils le font savoir au spectateur. Si Philoctète ne le dit qu’un peu plus tard, c’est qu’il ignore d’abord ce qu’on attend de lui ; en réalité, sa résolution est formée, avant qu’il ait l’occasion de l’exprimer : il veut retourner dans sa patrie, s’il est possible, et en tout cas, il ne veut à aucun prix se réconcilier avec ceux qu’il déteste, en allant à Troie. Toutefois, sous cette ressemblance des deux poètes, voici la différence très sensible. La volonté, chez les personnages de Sophocle, est faite d’éléments divers qui la rendent susceptible de variété, tandis que chez ceux d’Eschyle elle est tellement simple en son fond qu’elle est vouée d’avance à l’uniformité.

Cela tient surtout à ce que, chez Sophocle, l’esprit et la langue poétique sont assez déliés pour faire la part du sentiment et de l’idée, et, dans le sentiment même, pour distinguer et exprimer les répugnances instinctives, les élans du cœur, les affections anciennes, les mouvements soudains. Quand la volonté se déclare chez ses personnages, au début de la pièce, c’est le plus souvent sous la forme d’un sentiment très vif, où l’imagination domine. Antigone, dès la première scène, voit par la pensée son frère mort, abandonné en pâture aux oiseaux dévorants, et sa généreuse nature se révolte instinctivement. Ajax, dès que la folie l’a quitté, se figure ses ennemis riant de lui, il sent jusqu’au fond du cœur la blessure cuisante de leurs moqueries, et il se dit alors qu’il faut qu’il meure ; son premier motif, c’est l’amertume intolérable de l’humiliation. Électre, jour et nuit, a devant les yeux son malheureux père frappé de la hache ; sans cesse, l’horrible image assiège sa pensée, et dans son cœur la haine furieuse se renouvelle d’heure en heure avec la pitié ; avant le devoir, la nature outragée crie en elle. Dans ces sentiments, dont la force va souvent jusqu’à la violence, il y a d’assez bonnes raisons