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valeur des mots[1]. D’autre part, il évite soigneusement l’excès de l’analyse et tout ce qui est de l’école plutôt que du théâtre. Toute déliée qu’elle est, sa lange reste toujours concrète et colorée. S’il aime l’antithèse, les distinctions et même les définitions, c’est à condition que rien de tout cela ne soit trop apparent ni trop subtil. Avant tout, il ne veut pas que ses personnages aient l’air de sophistes.

Par suite, le langage tragique chez lui est éminemment propre à la peinture vive des caractères[2]. Il excelle à marquer en tout le degré juste et l’accent personnel. Écoutez Ulysse, dans la première scène de Philoctète, quand il donne ses instructions au jeune Néoptolème[3]. Il devine, tout en parlant, la résistance secrète que lui oppose la loyauté native du fils d’Achille, et, pour la vaincre, son langage se fait tout à la fois caressant et moqueur, presque léger, comme celui d’un homme qui ne veut pas discuter sérieusement avec des scrupules d’enfant, et pourtant grave au fond et pressant. Il met en avant à dessein les gros mots de vol, de déloyauté, afin de les affaiblir d’avance par le peu de cas qu’il semble en faire ; il flatte le jeune homme dans ses espérances de gloire, et il le désarme par la crainte du ridicule qui s’attache à la naïveté. Voilà ce que le poète exprime avec une justesse de termes et une souplesse de phrase qu’il est impossible de bien traduire. Et lorsque aux idées se mêle une émotion vive, ressentiment ou pitié, colère contenue, indignation secrète, ne semble-t-il pas que les

  1. Otfr. Müller, Hist. de la Litt. gr., t. II, p. 483, trad. Hillebrand, édition in-12 : « Sophocle aime à faire ressortir dans les mots une signification qu’on n’est pas habitué à y chercher : il les prend plutôt dans leur sens primitif que dans leur acception traditionnelle. »
  2. Il a au plus haut degré la qualité que les Grecs appelaient τὸ ἠθικόν. Arist., Rhétor. III, 7 : ἠθικὴ λέξις, ἁρμόττουσα ἑκάστῳ γένει καὶ ἕξει.
  3. Philoctète, 77-85.