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Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t3.djvu/293

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sonnelle, elle sort des conditions du drame. Chez Sophocle, cela n’arrive jamais ; car, dans ce langage vivant et varié, dont il est le maître incomparable, l’idée ne se sépare point du sentiment ; elle apparaît, non abstraite ni morcelée par une subtile analyse, mais comme sortant d’une âme, toute frémissante et toute colorée. Et pourtant cette même langue a aussi des ressources logiques, déjà nombreuses et variées, dont elle use habilement. Les preuves s’organisent, s’opposent les unes aux autres, se renforcent mutuellement, s’accumulent ; les rapports des pensées sont marqués avec finesse et sûreté. En ce genre même, on ne peut nier qu’il n’y ait parfois chez Sophocle, comme chez Thucydide, un certain excès : il lui arrive, ainsi qu’au grand historien, d’être obscur en voulant être trop exact et trop précis.

Sa force pathétique, nous l’avons déjà mise en relief en parlant de son lyrisme. Mais il est indispensable d’ajouter que Sophocle, à la différence d’Eschyle, n’a pas besoin du chant pour traduire la souffrance. Le simple langage parlé lui suffit : car sa langue, si savante dans l’expression des idées, est pourtant naïve et simple dans celle des émotions ; et quand il faut peindre les grands déchirements de l’âme, elle est ardente et pathétique, elle trouve des mots qui vont au cœur, et elle les jette avec une hardiesse et une liberté admirables. Nulle trace alors de raideur antique, nulle emphase gênante ; une phrase irrégulière, d’une spontanéité saisissante, qui tantôt se prolonge en plaintes, tantôt se brise en sanglots et en imprécations ; de simples cris de douleur parfois ; là des tours brusques, des mots entrecoupés, ailleurs des accumulations voulues, sous lesquelles apparaît le flot des sensations aiguës ou des sentiments déchirants. Sans doute cette liberté pathétique du langage semble s’être accrue peu à peu chez Sophocle par l’influence des exemples d’Euripide. Mais si l’on veut remarquer combien elle se