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CHAP. IV. — SOPHISTIQUE SOUS LES ANTONINS

en pleine fantaisie. Là seulement, toutes ses qualités ont la liberté de se déployer. Dispensé d’exactitude et de suite rigoureuse, il dessine à son gré, avec un sens juste de la forme ; tantôt d’un trait rapide, en caricaturiste, qui note en passant une conception drôle ; tantôt avec une insistance ingénieuse, qui imite plaisamment la réalité en plein merveilleux. Les folles inventions abondent chez lui ; l’Histoire vraie en est pleine, sans parler de l’Icaroménippe, du Charon, de beaucoup d’autres compositions ; mais, en somme, ce n’est pas vers l’extravagance outrée que va le plus volontiers son esprit, pas plus que sa gaîté ne se plaît dans la bouffonnerie. Il y a en lui une sorte de discrétion et d’habileté, qui l’incline plutot vers ce qui est ingénieux. Au lieu d’accumuler invention sur invention, il préfère en général, lorsqu’il en tient une qui le séduit, en tirer parti, la retourner en tous sens, la prolonger et la multiplier, de façon à faire valoir son savoir-faire par tout ce qu’il y découvre d’inattendu. En cela, il y a peut-être en lui quelque trace de sophistique, sous les apparences d’une spontanéité charmante ; mais cet art se fond dans le naturel avec tant d’adresse qu’on n’en est aucunement choqué.

L’esprit peut, selon l’humeur qui l’accompagne, être ou franchement gai, ou attendri, ou incisif, ou amer. Celui de Lucien n’a pas tout le laisser-aller ni la simplicité qu’exige la franche gaîté ; non seulement ce qu’il a d’ingénieux attire un peu trop l’attention, mais surtout la disposition morale qu’il décèle n’est pas assez naturelle ni pleinement humaine. La sagesse qu’affecte Lucien est raide, hautaine, et au fond peu satisfaisante ; il ne nous met pas à l’aise, quand il se moque de l’humanité, parce que nous ne voyons pas bien au nom de quoi il s’en moque, ni s’il a mieux à nous proposer. Son enjouement est mordant ; il nous pique et nous stimule