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CHAPITRE II. — PHILOSOPHIE AU IIIe SIÈCLE

l’on veut pourtant juger avec vérité la doctrine épicurienne et son influence, il ne faut pas s’en tenir à ces dehors : il faut aller jusqu’au principe. Or ce principe était foncièrement dangereux et il a fait au monde antique beaucoup de mal. Le vice capital de l’épicurisme est d’avoir aboli, pour autant qu’il était en lui, la notion même du devoir. Ce grand mot, qui sonne si fièrement (et si étrangement parfois) dans le stoïcisme, est absent de la doctrine d’Épicure. Grave lacune ; car il y a dans ce mot seul une vertu. Quelle que soit la doctrine métaphysique sur laquelle on fonde le devoir, il importe à l’humanité qu’on lui prêche le devoir. Épicure lui a prêché le culte des sens et de l’individualisme. Il l’entendait d’une manière délicate. Mais la foule n’a pris de la leçon que ce qu’elle en pouvait entendre et ce qui lui en plaisait. Pour un épicurien grave et enthousiaste comme Lucrèce, il y en a cent qui ne sont que de bons vivants. La doctrine eut un succès prodigieux : elle répondait au sensualisme naïf de la Grèce et à l’individualisme croissant de la période alexandrine. Le théâtre de Ménandre, l’élégie des Philétas et des Méléagre, les arts plastiques, la vie pratique tout entière sont de plus en plus pénétrés d’épicurisme conscient et inconscient. Les Éros et les Aphrodites de la peinture et de la sculpture, les maximes faciles de Pompéi en rendent témoignage. Nulle doctrine n’a plus contribué que l’épicurisme à donner à l’esprit païen, dans les derniers siècles de l’antiquité, en face du christianisme grandissant, sa forme propre et sa signification caractéristique. Il en était devenu comme l’essence. Au ive siècle de l’ère chrétienne, alors que les autres doctrines philosophiques n’étaient guère qu’un souvenir, il y avait encore une tradition épicurienne[1], et

  1. Usener, p. LXXV.