Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 1, Amyot, 1846.djvu/345

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son, un rosier, un hortensia, ne sont pas à mes yeux ce qu’ils me paraîtraient ailleurs : tout me semble teint de sang ; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu’à la mort pour compléter les aunes d’étoffe employées dans l’ameublement, dans l’ajustement d’une jolie femme de la cour, m’occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste. Il est telle personne dont la figure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures faites contre Bonaparte et répandues en 1813 dans la France et dans l’Europe. Quand vous aperceviez d’un peu loin le colosse de l’Empereur, il était ressemblant ; mais en regardant de près cette image, vous reconnaissiez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés.

Partout le pauvre travaille pour le riche qui le paie ; mais ce pauvre dont le temps est rétribué par l’argent d’un autre homme, n’est pas parqué pour sa vie dans un clos comme une pièce de bétail, et bien qu’il soit obligé de vaquer au labeur qui lui fournit chaque jour le pain de ses enfants, il jouit d’une sorte de liberté au moins apparente ; or l’apparence, c’est presque tout pour un être à vue bornée et à imagination sans borne. Chez nous, le mercenaire a le droit de changer de pratiques, de domicile, même de métier ;