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Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 2, Amyot, 1846.djvu/321

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donc pas être la puissance d’un maître de qui relèvent toutes ces choses à la fois, en droit comme en fait ?…

Il résulte d’une semblable organisation sociale une fièvre d’envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l’ambition, que le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde. J’en reviens toujours à ce terme, parce qu’on ne peut s’expliquer que pour un tel but l’excès des sacrifices imposés ici à l’individu par la société. Si l’ambition désordonnée dessèche le cœur d’un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d’une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l’histoire de la Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.

Ici s’élève une question capitale : la pensée conquérante, qui est la vie secrète de la Russie, est-elle un leurre propre à séduire plus ou moins longtemps des populations grossières, ou bien doit-elle un jour se réaliser ?

Ce doute m’obsède sans cesse, et malgré tous mes efforts je n’ai pu le résoudre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que depuis que je suis en Russie, je vois en noir l’avenir de l’Europe. Pourtant ma conscience m’oblige à vous avouer que cette opinion est combattue par des hommes très-sages et très-expérimentés.