Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 4, Amyot, 1846.djvu/409

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arrivé quelque chose de pis, car j’ai vu des vivants achevés de cette sorte, et laissant, sur les degrés ensanglantés par leur tête brisée, les preuves hideuses de la férocité des soldats russes ; je dois le dire, quelquefois un officier assistait à ces brutales exécutions : mais si l’on permettait ces horreurs, c’était dans l’espoir d’arrêter la contagion en hâtant la mort des hommes atteints du mal. Voilà ce que j’ai vu, ce que mes compagnons voyaient journellement sans réclamer, tant la misère abrutit les hommes !… La même chose m’arrivera demain, pensais-je ; cette communauté de péril mettait ma conscience en repos, et favorisait mon inertie.

— Elle dure encore, à ce qu’il me semble, puisque vous avez pu être témoin de faits pareils et vous taire pendant vingt huit ans.

— J’employai les deux années de ma captivité à écrire soigneusement mes Mémoires : j’avais ainsi complété deux volumes de faits plus curieux et plus extraordinaires que tout ce qu’on a imprimé sur le même sujet ; j’avais décrit le régime arbitraire dont nous étions les victimes ; la cruauté des mauvais seigneurs aggravant notre sort et renchérissant sur la brutalité des hommes du peuple ; les consolations et les secours que nous recevions des bons seigneurs ; j’avais montré le hasard et le caprice disposant de la vie des prisonniers comme de celle des indigènes ; enfin, j’avais tout dit !

— Eh bien !

— Eh bien ! j’ai brûlé ma relation avant de repasser la frontière russe lorsqu’on me permit de retourner en Italie.

— C’est un crime !

— On m’a fouillé ; l’on eût saisi et lu ces papiers, on m’aurait donné le knout et envoyé finir mes jours en Sibérie,