Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 4, Amyot, 1846.djvu/411

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nous n’avons jamais causé ensemble. Il avait pour bouffon un aveugle qu’il faisait chanter tout le temps des repas, et qu’il excitait à parler devant moi contre les Français, contre l’armée, contre les prisonniers ; je savais assez de russe pour deviner une partie de ces indécentes et brutales plaisanteries, dont mon élève achevait de m’expliquer le sens quand nous étions retournés dans notre chambre.

— Quel manque de délicatesse ! et l’on vante l’hospitalité russe ! Vous parliez tout à l’heure de mauvais seigneurs qui aggravaient la position des prisonniers, en avez-vous rencontré ?

— Avant d’arriver à Toula, je faisais partie d’un peloton de prisonniers confiés à un sergent, vieux soldat dont nous eûmes à nous louer. Un soir nous fîmes halte dans les domaines d’un baron redouté au loin pour ses cruautés. Ce forcené voulait nous tuer de sa propre main, et le sergent chargé de nous escorter pendant notre marche eut de la peine à défendre notre vie contre la rage patriotique du vieux boyard.

— Quels hommes ! ce sont vraiment les fils des serviteurs d’Ivan IV. Ai-je tort de me récrier contre leur inhumanité ? Le père de votre élève vous donnait-il beaucoup d’argent ?

— Quand j’arrivai sous son toit, j’étais dépouillé de tout ; pour me vêtir, il ordonna généreusement à son tailleur de retourner un de ses vieux habits ; il n’eut pas honte de faire endosser au gouverneur de son propre fils un vêtement dont un laquais italien n’eût pas voulu s’affubler.

— Cependant les Russes veulent passer pour magnifiques.

— Oui, mais ils sont vilains dans leur intérieur : un Anglais venait-il à traverser Toula, tout était bouleversé dans les maisons où l’étranger devait être reçu. On substituait des