Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 4, Amyot, 1846.djvu/412

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bougies aux chandelles sur les cheminées, on nettoyait les chambres, on habillait les gens : enfin les habitudes de la vie étaient changées.

— Tout ce que vous dites là ne justifie que trop mes jugements ; au fond, monsieur, je vois que vous pensez comme moi, nous ne différons que de langage.

— Il faut avouer qu’on devient d’une grande insouciance quand on a passé deux années de sa vie en Russie.

— Oui, vous m’en donnez la preuve : cette disposition est elle générale ?

— À peu près ; on sent que la tyrannie est plus forte que les paroles, et que la publicité ne peut rien contre de pareils faits.

— Il faut cependant qu’elle ait quelque efficacité, puisque les Russes la redoutent. C’est votre coupable inertie, permettez-moi de vous le dire, et celle des personnes qui pensent comme vous, qui perpétue l’aveuglement de l’Europe et du monde, et qui donne le champ libre à l’oppression.

— Elle l’aurait, malgré tous nos livres et tous nos cris. Pour vous prouver que je ne suis pas le seul de mon avis, je veux vous raconter encore l’histoire d’un de mes compagnons d’infortune ; c’était un Français[1]. Un soir, ce jeune homme arriva malade au bivouac : tombé en léthargie pendant la nuit, il fut trainé le matin au bûcher avec les autres morts ; mais avant de le jeter dans le feu, on voulait réunir tous les cadavres. Les soldats le laissèrent à terre un instant pour aller chercher les corps oubliés ailleurs. On l’avait couché tout habillé sur le dos, le visage tourné vers le ciel ; il respirait encore ; même il entendait tout ce qu’on faisait et disait au-

  1. M. Grassini n’a jamais voulu me dire le nom de ce prisonnier.