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MÉMOIRES D’UN PAYSAN BAS-BRETON

hommes à longues blouses blanches, des hommes habillés en femmes et, parfois, des femmes habillées en hommes, avec de fausses barbes et de faux cheveux. Tout cela était de la police secrète. Il y avait à se méfier de tous ces gens-là. Il fallait savoir tourner sa langue ou se taire devant eux.

Je me suis trouvé assez souvent de garde au poste de l’Opéra, où l’on avait aussi affaire à la police de sûreté, et surtout à la police des mœurs. Il y avait dans ce poste un local spécial pour les femmes prises en flagrant délit de racolage : autour de l’Opéra, ces femmes étaient toujours sûres d’être prises, car si elles ne trouvaient pas de comte, de marquis ou de prince pour les emmener dans leurs voitures, elles trouvaient la police pour les conduire au poste. La première fois que je me trouvai de garde dans ce poste, je fus étonné de voir un homme, en blouse blanche et casquette, menant ou plutôt traînant par le bras une dame qu’on aurait prise pour la reine de Saba, toute couverte de fleurs, de soie et d’or ; en entrant au poste, ce monsieur me dit :

— Caporal, coffrez-moi ce trumeau-là.

Je restai tout ébahi autant qu’ébloui. Je fus obligé de demander à ce monsieur pour quel motif et par quel ordre je devais mettre cette reine au violon. Aussitôt il releva sa grande blouse et me fit voir ses insignes d’agent de la police des mœurs, dont nous avions un duplicata au poste. Je pris alors les clefs et dis au « trumeau » :

— Madame, veuillez me suivre.

Elle voulait regimber et demandait à s’expliquer, mais l’agent dit aux hommes du poste :

— Allez, poussez-moi ce fumier-là dans le trou.

Il fallut qu’elle y entrât. Il paraît que, pour ma première garde à ce poste, je me trouvais dans un jour de pêche fructueuse, car on en ramena comme ça une demi-douzaine dans la soirée, toutes à peu près comme la première, étincelantes de fleurs, de soie et de pierreries. Les agents qui nous les amenaient les traitaient de « fumier ». Ce fumier était dissimulé sous une belle couverture. J’avais d’abord une certaine pitié pour ces femmes dont quelques-unes étaient toutes jeunes encore et avaient l’air d’avoir des larmes aux yeux en entrant. Mais lorsque les agents furent partis, après les avoir