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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

de cidre pour moi. Robic, après avoir dégusté son demi-quart d’un seul trait et fait claquer sa langue, me demande ce qu’il y avait de nouveau, que j’avais l’air si pressé. Je lui demande où il fallait aller, pour voir si j’étais bon pour le service.

— Bon pour le service, qu’il me dit, mais certainement que tu es bon pour le service. Tu veux t’engager ?

— Oui.

— Eh bien, viens avec moi, je vais te montrer. Bien sûr que tu es bon, c’est moi qui te le dis, on ne te fouillera même pas, tu vas voir. On a besoin d’hommes maintenant ; tu ne sais donc pas que nous avons la guerre ?

Tout cela était dit en marchant du côté de l’endroit où il voulait me conduire. Arrivés au bout de la rue, près du quai, il me dit :

—C’est ici.

Je levai la tête ; au-dessus de la porte je pus lire : Bureau de recrutement. Aussitôt une espèce de tremblement me saisit, mon cœur sautait à se rompre. Robic me regarda et me dit :

— N’aie pas peur, va, tu n’as rien à craindre.

Ce n’était pas la peur, certes, qui me faisait cet effet ; c’était toujours cette malheureuse et stupide timidité, de laquelle je n’ai jamais pu me défaire complètement, que j’avais dû sucer avec le lait maternel, et qui avait été fortifiée durant mes années de mendicité. Nous entrons. Je vis plusieurs militaires en train d’écrire et un officier, un capitaine, je pense, qui se promenait dans le bureau. Il vint vers nous, et Robic lui dit quelques mots que je n’avais pas compris, étant préoccupé à faire taire mon cœur et à me raidir contre cette fatale timidité. J’aurais voulu voir ma figure dans une glace : je craignais qu’elle ne fût trop pâle. Heureusement, on ne me laissa pas longtemps dans ma triste position. Robic, me prenant par le bras, me poussa devant lui vers un coin du bureau. De ce coup, je crois, si j’étais blanc auparavant, je devins tout rouge. L’officier était là qui me regardait des pieds à la tête. J’étais pieds nus ; il me prit les deux mains qu’il secoua un peu, puis me fit entrer sous la toise. À peine étais-je dessous, j’entendis l’officier prononcer ces mots qui faisaient