Page:Démosthène - Œuvres complètes, Stiévenart, 1870.djvu/403

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et mes amis. Entré aux affaires, mon administration me fit décerner plusieurs couronnes par ma patrie, par la Grèce ; et vous, mes ennemis, vous n’essayâtes pas même de la censurer. [258] Telle a été nia fortune, ma vie. Je pourrais ajouter plusieurs traits que je supprime, ne voulant importuner personne de mes propres louanges.

Et toi, personnage illustre, qui écrases les autres de tes mépris, quelle a été ta destinée ? Nourri dans la misère, tu servis d’abord avec ton père chez un maître d’école. Là tu broyais l’encre, tu nettoyais les bancs, [259] tu balayais la classe, emploi d’esclave et non d’enfant libre. Jeune homme, tu aidais ta mère dans les mystères, tu lisais le grimoire pendant qu’elle initiait (127). La nuit, tu affublais les initiés d’une peau de faon, tu leur versais du vin, tu les purifiais, tu les frottais de son et d’argile ; après la cérémonie tu leur faisais dire, J’ai fui le mal, j’ai trouvé le bien. Tu faisais gloire de hurler mieux que personne, et je le crois : [260] avec une aussi forte voix, on doit primer par l’éclat des hurlements ! Le jour, menant par les rues cette brillante troupe de fanatiques couronnés de fenouil et de peuplier, pressant des serpents et les élevant au-dessus de ta tête, tu vociférais, Evoè Saboë, et tu dansais en chantant, Hyès Attès, Attès Hyès. Salué par les vieilles femmes des titres de prince, de général, de porte-lierre, de porte-van, et d’autres noms magnifiques, tu en recevais pour honoraires des tourtes, des gâteaux, des pains frais. Qui donc ne proclamerait ton bonheur ? qui n’exalterait une telle fortune ?

[261] À peine inscrit dans une tribu (de qu’elle manière ? passons), tu choisis la fonction la plus noble, tu te fis copiste et valet des magistrats du dernier rang. Tu quittas aussi ce métier, après y avoir fait tout ce que tu reproches aux autres ; [262] et, par Jupiter ! tu ne flétris pas ce brillant début par la suite de ta vie : tu te mis aux gages de ces histrions fameux, les Simylos et les Socrate, appelés les Soupireurs. Tu jouais les troisièmes rôles ; maraudeur, tu cueillais figues, raisins, olives, comme si tu avais acheté la récolte. Dans ces expéditions tu reçus encore plus de coups que sur le théâtre, où tes camarades et toi vous risquiez votre vie (128). [263] Point de trêve ! les spectateurs vous faisaient une guerre implacable. Tant de glorieuses blessures t’ont bien acquis le droit d’accuser de lâcheté ceux qui n’ont pas connu ces périls !

Passons encore ; ces vices, On peut les attribuer à l’indigence : arrivons aux choses dont la source est dans ton cœur. Dès que tu te fus avisé de te mêler aussi du gouvernement, ton système politique fut tel que, dans les prospérités de la patrie, tu as mené la vie d’un lièvre, tremblant, rongé de crainte, toujours dans l’attente du supplice dû aux trahisons que te reprochait ta conscience ; mais hardi, bravant tous les regards, quand tes compatriotes étaient malheureux. [264] Or, celui qui triomphe de la mort de mille citoyens, quel châtiment ne mérite-t-il point de la part de ceux qui survivent ? J’aurais encore beaucoup à dire ; je m’arrête. Loin de dévoiler au hasard toutes ces ignominies, je ne dois toucher qu’à celles qui ne me souilleront pas moi-même.

[265] Rapproche donc, Eschine, ta vie de la mienne, mais avec calme, sans aigreur ; puis demande à ces citoyens laquelle chacun d’eux voudrait choisir. Tu enseignais les premières lettres ; moi, j’avais des maîtres ; tu servais dans les mystères, j’étais initié ; tu étais danseur, moi chorège ; scribe, moi orateur ; histrion subalterne, moi spectateur ; tu tombais sur la scène, je sifflais ! Homme d’État, tu faisais tout pour l’ennemi ; moi, tout pour la patrie : [266] et, pour abréger le parallèle, aujourd’hui même où il est question pour moi d’une couronne, nous sommes jugés tous deux, moi irréprochable, toi calomniateur ; seulement, tu cours risque de quitter le métier, si tu n’obtiens pas la cinquième partie des suffrages. Tu le vois, Eschine : brillante compagne de ta vie, cette fortune te permet d’accuser mon misérable sort ! [267] Je vais produire toutes les pièces qui attestent les charges publiques que j’ai remplies. Par représailles, lis-nous ces tirades si maltraitées par toi :

De l’éternelle nuit, je quitte les abîmes (129),

ou :

« Sachez que, malgré moi, j’annonce les désastres ; »

ou bien :

« Malheur à toi, méchant (130) ! … »

Que les Dieux, que nos juges t’exterminent, scélérat, perfide citoyen, histrion subalterne ! Qu’on lise les témoignages.

Témoignages.

[268] Voilà donc ce que je fus pour ma patrie. Dans les relations privées, si vous ne savez tous que j’ai été doux, humain, secourable à ceux qui avaient besoin, je me tais, je n’ajoute pas une parole, je ne produis pas un témoin, ni sur les captifs que j’ai pu racheter, ni sur les filles que j’ai dotées, ni sur aucune action pareille. [269] Car voici mon sentiment à ce sujet. Qu’un service soit sans cesse présent à la mémoire de celui qui l’a reçu, et promptement oublié du bienfaiteur, si 3