Page:Démosthène - Œuvres complètes, Stiévenart, 1870.djvu/404

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96 l’un veut être reconnaissant, l’autre généreux. Publier ses bienfaits, c’est presque les reprocher (131). Je ne ferai rien de semblable, je n’en viendrai jamais là. Quoi qu’on pense de moi à cet égard, cette opinion me suffit.

[270] J’abandonne les objets particuliers pour vous entretenir encore un moment des affaires publiques. Si tu peux, Eschine, montrer sous le soleil un seul mortel, Hellène ou Barbare, que n’ait pas froissé la puissance de Philippe et d’Alexandre, je t’accorde que ma fortune, ou, si tu veux, mon infortune, a causé tous nos malheurs. [271] Mais, si des milliers d’hommes qui ne m’ont jamais vu ni entendu, si des villes, si des nations entières ont essuyé tant de revers affreux, combien n’est-il pas plus juste et plus vrai de s’en prendre à une destinée commune qui se révèle ici, à un entraînement funeste et désordonné ? Et voilà ce que tu supprimes ! Et, parce que j’avais part au gouvernement, c’est moi que tu accuses ! [272] Tu ne l’ignores pas cependant, tes invectives sont lancées, au moins en partie, sur tous les Athéniens, et principalement sur toi. Si ma volonté, devenue souveraine, eût seule dirigé les affaires, tu pourrais, avec tous les orateurs, t’élever contre moi. [273] Mais, si vous assistiez à toutes les assemblées, si les intérêts de l’État étaient soumis à des délibérations publiques, si mes projets furent— approuvés de tous, surtout de toi, qui me cédas les espérances, la gloire, les honneurs, récompense de ma condu ite, non par affection, sans doute, mais par l’ascendant de la vérité, par l’impossibilité de donner de meilleurs conseils, quelle est donc ton injustice et ta fureur de condamner aujourd’hui mes paroles, puisque tu n’avais alors rien de mieux à proposer ?

[274] Voici des principes que je vois établis et fixés chez toutes les nations : pour le mal commis méchamment, peine, rigueur inflexible ; pour une faute involontaire, indulgence et douceur ; sans prévarication, sans erreur, après s’être dévoué aux entreprises que tous jugeaient utiles, un citoyen a-t-il succombé avec tous ? pas de reproches, pas d’injures ; partagez plutôt sa douleur. [275] Ces maximes ne sont pas seulement dans les lois, la nature les a gravées au cœur de l’homme en traits ineffaçables. Mais Eschine ! en délations atroces, il franchit toutes les bornes : ce qu’il a lui-même appelé revers de fortune, il m’en fait un crime ! [276] Puis, comme si tous ses discours respiraient la candeur, le patriotisme, il vous invite à la méfiance ; il craint que je ne vous trompe, que je ne vous séduise ; orateur dangereux, fascinateur, sophiste, c’est ainsi qu’il m’appelle : comme si, en jetant à quelqu’un ses propres noms, on les lui rendait personnels ! comme si les auditeurs ne devaient plus examiner d’où le reproche est parti ! Mais je sais qu’Eschine vous est connu, et que vous le jugez tous plus digne que moi de ces injures. [277] Je le sais aussi, mon éloquence (passez-moi ce mot, bien que je voie la puissance de la parole dépendre surtout de l’auditoire, et l’orateur le mieux accueilli, le plus favorablement écouté passer pour le plus habile), mon expérience dans cet art, si j’en ai, s’exerça toujours pour vous dans les affaires publiques, vous le reconnaîtrez, jamais contre vous, même dans les causes privées. La sienne, au contraire, vouée à l’ennemi, s’est déchaînée contre tout particulier qui lui déplaisait, qui lui résistait ; jamais il n’en usa pour la justice, pour le bien public. [278] Un bon citoyen doit-il demander à des juges, assemblés pour des intérêts généraux, de servir sa colère, sa haine, ses passions ? Doit-il apporter de tels sentiments devant vous ? Non ! son cœur en sera dégagé, ou, du moins, il saura les maîtriser. Quand donc l’homme d’État, l’orateur se livrera-t— il à sa véhémence ? Lorsque la chose publique sera en péril, lorsque le Peuple sera en guerre avec ses ennemis. Voilà l’heure où éclatera le zèle du grand citoyen. [279] Mais, sans m’avoir jamais poursuivi ni en son nom, ni au nom d’Athènes, pour aucun attentat, pour aucun délit, venir aujourd’hui, armé d’une accusation contre une couronne, contre quelques éloges, épuiser là-dessus toute sa faconde, c’est faire preuve de haine, de jalousie, d’un cœur vil et entièrement perverti ! tomber maintenant sur Ctésiphon, après avoir décliné le combat contre moi, c’est cumuler toutes les bassesses !

[280] À tes déclamations, Eschine, je croirais que tu as entrepris cette cause, non pour demander vengeance d’un coupable, mais pour faire parade d’une voix bien exercée. Toutefois, ce n’est ni la beauté du langage, ni l’éclat de la voix qu’on estime dans l’orateur, c’est de sympathiser avec le Peuple, c’est de haïr et d’aimer comme la patrie. Avec un cœur ainsi fait, on n’a que des paroles de dévouement. [281] Celui qui, au contraire, courtise ceux dont la République se voit menacée, ne s’appuie pas sur la même ancre que ses concitoyens : aussi n’est-ce point du même côté qu’il attend son salut. Ne vois-tu pas le contraire en moi ? Mes intérêts furent les intérêts de tous ; jamais rien à part, rien de personnel. [282] En peux-tu dire autant, toi qui, aussitôt après la bataille, partis en ambassade vers Philippe, vers l’auteur des désastres de ta patrie ? Tous savent qu’avant cette époque (132) tu avais toujours refusé cette mission. Or, quel est celui qui trompe la République ? N’est-ce pas le citoyen qui parle autrement qu’il ne pense ? Sur qui tombent les 397 justes