Page:Démosthène - Œuvres complètes, Stiévenart, 1870.djvu/405

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

imprécations du héraut (133) ? N’est-ce pas sur un tel homme ? Que peut-on reprocher de plus grave à un orateur, que de parler contre ses propres sentiments ? Voilà pourtant ce qu’on a découvert en toi ! [283] Et tu parles encore ! et tu oses regarder ces citoyens en face ! Crois-tu donc qu’ils ne te connaissent pas, ou que le sommeil et l’oubli se soient tellement emparés de tous, qu’ils ne se souviennent plus de tes discours, lorsque, durant la guerre, tu protestais avec serments, avec imprécations, contre toute liaison entre Philippe et toi, contre la vérité de mes reproches, que tu mettais sur le compte de la haine ? [284] Mais, à la première nouvelle de la défaite, oubliant imprécations et serments, tu te proclamas l’hôte et l’ami de Philippe, couvrant de ces beaux noms ton infâme trafic. En effet, à quel titre légitime Eschine, fils de Glaucothéa la joueuse de tympanon (134), aurait-il été l’hôte, l’ami, ou seulement connu du roi de Macédoine ? Je ne le. vois pas ; mais tu étais à ses gages pour perdre Athènes. Eh quoi ! ta trahison était flagrante ; après l’événement tu fus ton propre dénonciateur : et c’est toi qui m’outrages ! et tu me reproches des malheurs dont tu me trouveras moins coupable que personne !

[285] La République, Eschine, a entrepris et exécuté beaucoup de grandes choses par moi ; elle ne l’a point oublié, en voici la preuve. Quand le Peuple, aussitôt après l’événement, nomma un panégyriste pour ceux qui venaient de périr, ce ne fut pas toi qu’il choisit, malgré ta candidature et ta voix sonore ; ni Démade, qui venait d’obtenir la paix (135) ; ni Hégémon, ni aucun de vous : ce fut moi. Pythoclès (136) et toi, vous vous élançâtes à la tribune. Avec quelle insolente fureur, ô ciel ! vous vomissiez les inculpations, les invectives que tu renouvelles aujourd’hui ! Eh bien ! le Peuple confirma son choix. [286] La raison, tu ne l’ignores pas ; je veux pourtant te la dire. Il connaissait et mon zèle dévoué, et votre perfidie. Car, ce que vous aviez nié avec serment durant nos prospérités, vous l’avouâtes au moment de nos revers : on vous tint donc pour d’anciens ennemis, à qui les malheurs publics donnaient le courage de se déclarer. [287] D’ailleurs, convenait-il de confier l’éloge de nos braves à l’homme qui avait logé sous le même toit, participé aux mêmes libations que ceux contre lesquels ils avaient combattu ? Convenait-il que celui qui, en Macédoine, avait fait des orgies, et chanté les hymnes où les meurtriers de nos compatriotes célébraient la désolation de la Grèce, à son retour dans Athènes reçût un tel honneur ? Il fallait, pour une telle infortune, non une voix et des larmes de théâtre, mais une âme pénétrée de la publique douleur. Ce deuil, les Athéniens le trouvaient dans leurs cœurs, dans le mien, non dans les vôtres : [288] c’est pour cela qu’ils me choisirent, et non pas vous. Et non seulement eux, mais les pères, les frères chargés du soin des obsèques, agirent ainsi. Le repas funèbre, qui se donne ordinairement chez le plus proche parent, ils le donnèrent chez moi. Ils ne se trompaient point : en effet, si, par le sang, chacun d’eux tenait aux morts de plus près, comme citoyen je leur étais plus uni que personne. Oui, le plus intéressé à leur salut, à leur succès, devait, après leur malheur à jamais regrettable, prendre la plus grande part aux larmes de tous.

[289] Qu’on lise à cet homme l’inscription qu’Athènes fit graver sur leur tombeau. Ici encore, Eschine, tu reconnaîtras et ton injustice, et tes calomnies, et ta méchanceté.

Inscription.

« De leur zèle pieux intrépides victimes, Ces guerriers, que la gloire entraînait sur ses pas, Pour abattre un tyran et pour punir ses crimes, Au milieu des périls ont trouvé le trépas. Tandis qu’ils repoussaient la honte et l’esclavage, La fortune jalouse a trompé leur courage. Entre eux et l’agresseur ils appelaient la mort : C’est eux qu’elle a frappés ! Nous les pleurons encore : Vains regrets ! du Destin tel fut l’ordre immuable. Il n’appartient qu’aux Dieux de ne faillir jamais ; Eux seuls ont en leurs mains le bonheur, le succès. Mortels, soumettez-vous au sort inévitable ! »

[290] Tu l’entends, Eschine, il n’appartient qu’aux Dieux de ne faillir jamais ; eux seuls ont le succès entre les mains. Est-ce un orateur que ces vers font arbitre de la victoire ? non, ce sont les Immortels. Pourquoi donc, misérable, m’accabler d’imprécations ? Puisse le ciel les faire retomber sur toi et sur les tiens !

[291] Parmi tant d’autres imputations calomnieuses, hommes d’Athènes ! une chose surtout m’a frappé : c’est qu’en rappelant nos malheurs, il n’était pas affecté comme doit l’être un bon citoyen ; pas une larme ! point de tristesse dans cette âme ! Enflant sa voix retentissante, triomphant, il croyait m’accuser ; et il s’accusait lui-même, en montrant que notre infortune ne le touche pas comme nous. [292] Toutefois, à quiconque se vante, comme lui, d’aimer les lois et le gouvernement, il conviendrait au moins de partager les joies et les douleurs du Peuple, au lieu de se ranger, par sa politique, sous le drapeau de l’ennemi : ce qu’on t’a vu faire, quand tu m’imputais le désastre de la nation et les disgrâces d’Athènes. Non, Athéniens, ce ne sont point mes conseils qui, dès le principe, vous portèrent à secourir la Grèce. [293] Ah ! si vous me cédiez la gloire de tout ce que vous avez fait pour réprimer une pui