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L’ENFER

vaisseau qui obéit à la lumière des fanaux et des étoiles ne rappellent un chalumeau aussi extravagant que celui de la troupe infernale.

Nous marchions avec les dix démons : ô société cruelle ! mais on doit trouver les saints dans l’église, et les gloutons dans les tavernes. Mes yeux étaient fixés sur la poix bouillante, pour mieux distinguer les supplices qu’on faisait endurer aux coupables qui y étaient allumés.

De même que les dauphins, en courbant leur échine, avertissent ainsi les navigateurs de sauver le navire, de même quelques-uns des pécheurs, pour alléger leur supplice, élevaient leurs épaules à la surface du fleuve, et plus prompts que l’éclair, les replongeaient sous le bitume. Les damnés étaient semblables à ces grenouilles qui, sur le bord d’un marais, découvrent leur tête en cachant le reste du corps : mais aussitôt que Barbariccia se montrait, ils se jetaient sous la poix. Je vis un de ces malheureux, et j’en frissonne encore !… il avait attendu trop longtemps, comme il arrive quelquefois qu’une grenouille se retire plus tard : alors Graffiacane, qui était plus près de lui, l’accrocha par sa chevelure souillée de résine, et l’arracha du fleuve comme une loutre suspendue à l’hameçon. Je savais le nom de tous ces démons, parce que je les avais remarqués quand on les avait choisis, et parce qu’en marchant ils s’étaient nommés entre eux. Les maudits criaient tous à la fois : « Rubicante, saisis-le aussi de ta fourche, et déchire sa peau de mille blessures. » Je dis alors à mon maître : « Peux-tu savoir quel est cet infortuné qui est ainsi tombé au pouvoir de ses ennemis ? » Mon guide s’approcha de lui, et lui demanda où il avait pris naissance. Celui-ci répondit : « Je suis né dans le royaume de Navarre ; sa mère, épouse d’un homme corrompu, qui avait su détruire en peu de temps sa santé et son patrimoine, me mit au service d’un seigneur : je fus ensuite admis dans l’intimité du bon roi Thibault. Là, je m’attachai à trafiquer des grâces, et j’expie ce crime dans cette fournaise. »

Le démon Ciriatto, dont la bouche était armée de deux défenses, comme celles d’un sanglier, en faisant sentir les cruelles atteintes au damné, qui ressemblait à la souris tombée sous la griffe des chats cruels ; mais Barbariccia entoura le prévaricateur de ses bras, et dit : « Suspendez vos coups, tant que je le tiendrai. » Il ajouta, en se tournant vers mon guide : « Parle-lui, si tu veux apprendre d’autres détails, avant qu’on le déchire. — Eh bien ! reprit mon maître, en s’adressant à l’ombre, parmi les autres coupables, en connais-tu, sous la poix, qui soient Italiens ? — À l’instant, répondit l’ombre, je viens d’en quitter un de cette nation, qui était près de