Aller au contenu

Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/187

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
CHANT DEUXIÈME

au-devant d’elle. Ô ombres vaines, excepté pour la vue ! Trois fois je serrai l’ombre dans mes bras, trois fois mes bras vinrent battre ma poitrine. Je restai stupéfait de surprise : l’âme sourit et se retira. Je la suivis avec un étonnement nouveau, et elle me dit doucement de m’arrêter. Je la reconnus alors, et je la conjurai de suspendre ses pas un moment pour me parler. Elle répondit : « Dégagée de mon corps, je t’aime autant que je t’aimai dans ma vie ; aussi je m’arrête. Mais toi, où vas-tu ? » Je parlais ainsi : « Mon cher Casella, je fais ce voyage pour retourner ensuite dans le monde, qui n’est pas perdu pour moi : et toi, comment as-tu pu tarder tant à venir dans ce séjour d’espérance ? — On ne m’a fait aucun tort, reprit Casella : le ministre qui nous conduit quand et comment il lui plaît, m’a plusieurs fois refusé le passage ; sa volonté a pour règle la volonté la plus juste. Depuis trois mois, il a accueilli ceux qui ont désiré entrer plus facilement dans sa barque ; aussi moi, qui me trouvais sur les bords où l’eau du Tibre va contracter la saveur du sel de la mer, je fus reçu par lui avec bienveillance, non loin de cette embouchure où il retourne, parce que c’est là qu’il rassemble ceux qui ne descendent pas vers l’Achéron. » Je repris en ces termes : « Si une nouvelle loi ne t’a pas fait oublier ton art et ces accents de chants amoureux qui apaisaient toutes mes peines, console mon âme qui, parvenue ici avec son corps, y a rencontré tant de sujets de terreur. » Casella commença ainsi, avec un accent si doux, que le charme de sa voix pénètre encore mon cœur : « Amour, qui parles à mon esprit. » Mon maître, toutes les âmes et moi, nous paraissions satisfaits, comme si aucune autre pensée n’eût dû occuper notre esprit. Nous marchions lentement, attentifs à ses chants ; mais voilà que le vieillard vénérable nous cria : « Esprits paresseux ! quelle est votre négligence ! pourquoi différer ainsi ? Courez vous dépouiller de cette écorce qui vous empêche de voir la source de tout bien. » Telles les colombes qui, sans faire entendre leurs roucoulements ordinaires, sont réunies pour becqueter encore le froment ou l’ivraie, et bientôt fuient en abandonnant la pâture, si quelque objet excite leur crainte ; telles les ombres étrangères, oubliant les chants, coururent vers la côte, comme l’homme qui suit un chemin sans savoir où il doit le conduire : ma fuite et celle de mon guide ne furent pas moins promptes.