Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/248

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L’âme poussa d’abord un profond soupir de douleur, puis me dit : « Mon frère, le monde est aveugle, et tu démontres bien que tu en arrives. Vous qui habitez encore la terre, vous attribuez toutes les causes au ciel, comme s’il ordonnait tout nécessairement. S’il en était ainsi, le libre arbitre serait détruit en vous et il ne serait pas juste de récompenser le bien et de punir le mal.

« Le ciel donne le mouvement à vos impulsions : je ne dis pas à toutes : mais supposons que je le dise, vous avez la lumière de la raison pour distinguer le bien et le mal. Vous avez de plus le libre vouloir : si on l’emploie dans les premiers combats que livrent les influences célestes, il n’est pas détruit ; si on a recours à l’appui de la sagesse, il est vainqueur. Quoique libres, vous êtes soumis à une force supérieure et à une nature. plus élevée. Cette autre puissance crée enfin l’esprit que l’influence des astres ne domine pas. Si le monde actuel est coupable, la cause en est en vous ; c’est en vous qu’il faut la chercher, et pour toi je vais trahir ce secret.

« L’âme sort de la main de celui qui se plaît en elle avant qu’elle existe, simplette et naïvement ignorante comme un enfant qui se joue au milieu des pleurs et des ris : séparée de son créateur bienfaisant, elle retourne volontiers et par inclination à l’objet qui fait sa félicité ; elle s’attache d’abord à des biens périssables qui la trompent ; elle les suit avec ardeur, si un frein ou un guide ne dirige ailleurs son amour. Il fallut des lois pour modérer le feu des passions ; il fallut élire des rois qui sussent discerner, au moins, la Tour, de la ville véritable : les lois existent ; mais, qui se présente pour les mettre en pratique ? personne. Le pasteur qui précède le troupeau peut ruminer, mais il n’a pas les ongles fendus. Les brebis qui voient le berger se nourrir de l’herbe dont elles sont avides, s’en repaissent, et ne demandent aucune autre pâture. Tu vois donc qu’une mauvaise direction est ce qui rend le monde coupable, et que ce n’est pas la nature qui est corrompue chez les hommes.

« Rome, qui jeta la lumière dans l’univers, avait deux soleils destinés à éclairer le chemin qui conduit au monde et à Dieu. L’un des deux astres a obscurci l’autre : le glaive est dans la même main que le bâton pastoral. Tous deux doivent nécessairement peu s’accorder entre eux. Réunis, le premier ne craint pas le second. Si tu ne me crois pas, pense à l’épi : on connaît toutes les herbes à leur semence.

« Dans la contrée qu’arrosent le Pô et l’Adige, on admirait des prodiges