Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/292

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Ces ombres se troublèrent comme le montagnard stupide qui regarde tout en silence, lorsque, après n’avoir habité que les rochers et les bois, il s’enville ; mais quand elles eurent perdu cette stupeur qui ne frappe pas longtemps les cœurs généreux :

« Combien tu es heureux, reprit l’ombre qui m’avait interrogé la première, combien tu es heureux que la connaissance de notre supplice te donne une expérience salutaire pour mieux vivre ! Ces ombres qui marchent dans une direction contraire à la nôtre commirent le crime que César s’entendit reprocher, lorsqu’au milieu de son triomphe on le saluait du nom de Reine. Elles s’éloignent de nous en criant Sodome, en se faisant ainsi des reproches à elles-mêmes, et par cette confession elles augmentent la rigueur de leur brûlure. Notre péché fut hermaphrodite.

« Parce que nous ne suivîmes pas les lois humaines, parce que nous nous livrâmes à nos désirs luxurieux comme de viles bêtes, pour montrer notre opprobre, nous proférons sans cesse le nom de la femme qui, sous des ais façonnés dans la forme d’une génisse, fut souillée comme un animal de la même nature. Tu connais nos actions, tu sais de quoi nous fûmes coupables ; si tu veux connaître notre nom, le temps ne me permet pas de te le dire, et je ne le pourrais. Je t’empêcherai cependant de regretter d’ignorer le mien : je suis Guido Guinicelli, et déjà je me purifie, parce que je me suis repenti avant d’être arrivé à la fin de ma carrière. »

Lorsque j’entendis le nom de mon père et celui de beaucoup d’autres plus savants que moi qui ont produit des vers d’amour si doux et si gracieux, j’eus, mais avec moins de succès, la même joie que ressentirent deux tendres fils, lorsqu’ils retrouvèrent leur mère poursuivie par la vengeance de Lycurgue. Sans entendre et sans parler, je regardais tout pensif mon maître Guido, mais je n’osais pas m’approcher à cause des flammes.

Quand je l’eus bien considéré, je m’engageai par un serment qui inspire la confiance à lui être utile en tout ce qu’il voudrait de moi. Il me dit : « Cette marque de tendresse que tu me donnes est telle que le fleuve du Léthé ne pourrait jamais me la faire oublier ou en affaiblir le souvenir. Mais si dans tes serments tu as respecté la vérité, dis-moi pourquoi ta voix et tes regards me démontrent tant d’amitié. »

Je répondis : « Vos douces paroles, tant que vivra le langage que nous parlons aujourd’hui, rendront bien précieux les caractères qui les ont tracées. — Ô frère, reprit Guido, celui-ci que je t’indique, et il me