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CHANT SIXIÈME

divine y a renfermés. On ne peut voir sans frémir les yeux enflammés de ce monstre, ses poils rudes et sanglants, son ventre élargi, ses pattes armées de griffes dont il écorche, déchire et pourfend les esprits confiés à sa garde. Les impies, à qui la pluie glacée fait pousser d’affreux hurlements, n’ont d’autre soulagement que de présenter souvent au supplice le côté de leur corps où la douleur est moins récente. Dès qu’il nous vit, le reptile immense ouvrit ses gueules, et, tout tremblant de colère, il nous montra ses défenses menaçantes. Mon guide alors se baissa, prit de la terre dans ses deux mains, et la jeta dans les gueules affamées. Tel le chien qui, par ses cris perçants, annonce son avidité, et qui s’apaise aussitôt qu’on lui a jeté sa pâture qu’il s’empresse de dévorer, tel le démon Cerbère ferma ses trois gueules qui assourdissent, par leurs effroyables aboiements, les ombres condamnées à les entendre.

Nous passions à travers ces âmes qu’accable la pluie noirâtre, en nous marchions sur leurs ombres qui paraissaient des corps. Elles restaient étendues à terre, excepté une qui se leva au moment où elle nous vit passer. Elle me dit : « Ô toi qui as été conduit dans cet Enfer, reconnais-moi si tu le peux ! Tu étais né avant ma mort. » Je répondis : « Les angoisses que tu éprouves te rendent peut-être méconnaissable, et il ne me paraît pas que je t’aie vu jamais. Dis-moi, qui es-tu ? toi jeté dans un lieu si triste, pour subir une peine qui, si elle n’est pas la plus terrible, doit être la plus fatigante ? » L’ombre prit ainsi la parole : « Ta ville qui regorge d’envieux, m’a vu naître sur cette terre où l’on devrait couler des jours si fortunés ; vous, concitoyens, vous m’appelâtes Ciacco, et je suis condamné à recevoir cette pluie pour expier le crime fatal de la gourmandise. Je ne suis pas la seule âme qui ait mérité ce supplice. Toutes les ombres que tu vois ici ont commis la même faute. » À ces mots il se tut. Je lui répondis : « Ciacco, ta peine fait couler mes larmes ; mais apprends-moi, si tu le sais, comment finiront les divisions de ta patrie. Renferme-t-elle au moins quelque juste ? Apprends-moi la cause des dissensions qui l’ont assaillie. — Écoute, reprit-il : À la suite d’un grand débat, ils répandront le sang. Le parti dont le chef est venu des bois chassera l’autre parti, qui se retirera en désordre. Après trois révolutions de soleils, celui-ci reprendra l’avantage. Enfin, les derniers triompheront à l’aide d’un prince qui se portera pour médiateur. Cette faction régnera longtemps, et opprimera violemment ses ennemis dont elle bravera la fureur, et dont elle n’écoutera pas les plaintes. Florence compte encore deux justes, mais elle les méconnaît. L’orgueil, la jalousie et l’avarice, de