Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
30
L’ENFER

qu’on attend ici. » Un arc ne lance pas la flèche dans l’air aussi promptement que s’avançait une petite barque montée d’un seul nocher qui criait : « Tu es donc arrivée, âme félone ? — Phlégias, Phlégias, cette fois tu cries en vain, lui dit mon guide, tu ne nous verras auprès de toi que le temps nécessaire pour traverser l’onde impure. » Semblable à celui qui. voyant qu’il a été cruellement trompé, se plaint amèrement, Phlégias gémit d’être forcé à contenir sa colère. Mon guide entra dans l’antique barque, et m’y fit descendre ; mais elle ne parut chargée que quand j’y fus entré avec lui, et elle sillonna l’onde plus profondément, lorsqu’elle m’eut reçu moi, et mon guide. Nous parcourions ainsi le marais de la mort, quand il se présenta devant nous une ombre couverte de fange, qui me dit : « Qui es-tu, toi qui viens ici avant l’heure ? » Je répondis : « Je passe, et je ne dois pas rester avec toi : mais toi qui es ainsi défiguré, qui es-tu toi-même ? » L’ombre reprit : « Tu vois bien que je suis un de ceux qui habitent l’empire des larmes. » Je continuai ainsi : « Ah ! esprit maudit de Dieu, séjourne éternellement au milieu des plaintes et des gémissements ! Je te connais, quoique tu sois tout sali de fange. » L’ombre alors saisit l’esquif de ses deux mains ; mais mon maître, qui s’en aperçut, la repoussa, en lui criant : « Fuis loin d’ici avec ces autres chiens. » En même temps il me serra dans ses bras, me baisa le visage, et me dit : « Ô noble mortel, qui éprouves une sainte colère, bénie soit la femme qui t’a enfanté ! Cette ombre fut, dans le monde, livrée à un fol orgueil ; aucune vertu n’a orné sa mémoire. Tu vois comme son âme est furieuse. Que de grands rois seront un jour engloutis dans ce cloaque, comme de vils pourceaux, ne laissant après eux que d’horribles mépris ! — Ô mon maître, dis-je alors, que je voudrais, avant de sortir de cette barque, voir ce coupable plongé dans ce vil bouillon ! » Virgile me répondit : « Tu seras satisfait avant d’avoir touché le rivage. » Je vis bientôt les autres âmes impures poursuivre cette ombre. J’en loue et j’en remercie encore le ciel. Toutes criaient : « À Philippe Argenti. » Et ce Florentin superbe, ne pouvant se venger, se déchirait de ses propres dents. Nous le laissâmes en butte à ses outrages : le dégoût m’empêche de prolonger ce récit. J’entendis alors de nouveaux gémissements, et je prêtai une oreille attentive. Mon maître me parla ainsi : « Mon fils, nous approchons de la ville qui s’appelle Dité. C’est le séjour le plus peuplé ; c’est là que tu verras des ombres qui ont commis de plus grands crimes. — En effet, répondis-je, j’aperçois déjà ses mosquées ; elles sont enflammées, comme si le feu les dévorait. — Oui, reprit-il, c’est le feu