Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
L’ENFER

on reconnaît ces monstres à leurs ailes étendues, à leur col et à leur visage d’hommes, à leurs pieds armés de serres et à leur ventre énorme couvert de plumes. Perchées sur ces arbres hideux, elles y faisaient entendre des cris plaintifs. Mon bon maître me dit : « Apprends, avant d’entrer, que tu es dans la seconde enceinte : tu la parcourras jusqu’à ce que tu arrives à celle des sables qui te pénétrera d’horreur. Regarde si tu vois des choses qui te fassent prêter foi à mes chants. » J’entendais des cris de toutes parts, et je ne voyais pas d’âmes coupables. Je m’arrêtai tout épouvanté. Je crois que mon guide crut que je croyais que tant de voix étaient celles d’ombres qui étaient cachées pour nous : « Eh bien ! dit-il, si tu romps quelques branches de cette forêt, tu verras ton erreur se dissiper. »

J’avançai la main, et je rompis un rameau d’un grand arbre. Le tronc cria sur le champ : « Pourquoi me déchires-tu ? » En même temps un sang noir coula le long de l’écorce, et le tronc recommença ainsi : « Pourquoi me blesses-tu ? n’as-tu aucun sentiment de pitié ? Nous fûmes des hommes, nous sommes aujourd’hui des troncs animés. Ta main devrait encore nous respecter, quand même nos âmes eussent été celles de vils reptiles. » De même qu’un rameau vert présenté à la flamme fait entendre, par le côté opposé, le bruit de l’air qui s’en dégage, de même, de ce tronc sortaient à la fois du sang et des paroles, et, dans un mouvement de crainte, je laissai tomber la branche que j’avais rompue. Mon sage guide dit alors : « Ô âme justement offensée ! si celui-ci avait pu croire ce qu’il a cependant lu dans mes vers, il n’eût pas porté la main sur tes rameaux ; mais il n’aurait pas cru ce qu’il a vu, si je ne lui avais conseillé de fair ce que maintenant je me reproche à moi-même. Et toi, dis-lui qui tu es : pour te consoler, il parlera de toi dans le monde, où il lui est permis de retourner. » Le tronc répondit : « Tu m’interroges avec de si douces paroles, que je ne puis me taire ; et vous deux, daignez donc permettre que je m’entretienne quelque temps avec vous. Je suis celui qui posséda les deux clefs du cœur de Frédéric : je les tournai si doucement, en ouvrant et en fermant, que j’éloignai tous les hommes de ses secrets. Je fus fidèle dans mon glorieux emploi ; je lui consacrai ma foi et même mon existence. La vile courtisane, ce vice et cette peste ordinaire des cours, qui ne cessa de fixer ses yeux vindicatifs sur le palais de César, enflamma tous les esprits contre moi ; et leur colère alluma tellement celle d’Auguste, que des jours de gloire se changèrent bientôt en des jours de deuil. Mon esprit, qui avait