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CHANT QUINZIÈME

excite encore ma compassion. Mon guide prêta l’oreille à leurs cris, se tourna vers moi, et me dit : « Suspends ta marche : il faut leur témoigner quelques égards ; d’ailleurs, si la violence des flammes ne ravageait pas ce lieu, la célérité te conviendrait plus à toi qu’à ces ombres. » Quand elles nous virent arrêtés, elles recommencèrent leurs premiers cris ; et lorsqu’elles furent arrivées vers nous, toutes trois tournèrent en cercle, sans prendre de repos.

Tels les gladiateurs nus et frottés d’huile, avant de commencer le combat, cherchent à découvrir leur avantage et le point par lequel ils commenceront l’attaque : telles les ombres, en tournant, tenaient sans cesse leurs yeux fixés sur moi, quoique le mouvement des pieds contrariât souvent cette attitude. L’une d’elles commença en ces termes : « Cette pluie de flammes et ce séjour ténébreux doivent nous vouer au mépris, et nous, et nos prières : qu’au moins le nom que nous avons laissé sur la terre te dispose à nous dire qui tu es, toi vivant, qui a obtenu de marcher ici d’un pas assuré.

Celui-ci, dont tu vois que je suis les traces, maintenant nu et dépouillé, eut un rang plus élevé que tu ne penses ; il fut le petit-fils de la vertueuse Gualdrada ; il s’appela Guido-Guerra, et, dans la vie, il se distingua par sa prudence et sa bravoure.

Cet autre, qui foule après moi ce sable enflammé, est Tegghiajo Aldobrandi, dont, là-haut, on devrait suivre les sages avis. Et moi qui partage leurs tourments, je fus Jacques Rusticucci : ma cruelle épouse fut la première cause de mes crimes. » Si je n’avais redouté les atteintes du feu, je me serais jeté dans le fleuve, auprès de ces ombres gémissantes, et je crois que mon guide l’eût permis ; mais la crainte de la flamme vengeresse désarma mon courage, et m’empêcha de m’abandonner au désir que j’éprouvais de les serrer dans mes bras. Je parlai ainsi : « Aussitôt que mon maître m’eut dit qu’il venait à nous des ombres telles que vous, votre sort malheureux excita en moi de la compassion, et non du mépris ; longtemps vos souffrances seront gravées dans ma mémoire : la même terre nous a vus naître ; j’ai toujours entendu parler de vous avec affection, et j’ai porté dans mon cœur vos nobles exemples et vos noms honorables. Je traverse ce lieu d’amertume, et je vais au jardin de la béatitude, cueillir les doux fruits qui me sont promis par mon guide sincère ; mais auparavant il faut que je visite le dernier réduit de cet empire. »