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L’ENFER

crient souvent : « Qu’il vienne donc ce Chevalier souverain qui apportera ici une bourse ornée de trois becs ! » En parlant ainsi, l’ombre tordit sa bouche, et elle avança la langue comme un bœuf qui lèche ses naseaux.

Craignant qu’un plus long retard ne déplût au Sage qui m’avait permis de le quitter, j’abandonnai ces âmes maudites. Mon guide, qui était déjà placé sur le dos du redoutable animal, me cria : « Il faut que tu montres de la force et de l’audace ; on ne descend ici que par de semblables escaliers. Monte devant moi, je veillerai à ce que la queue ne puisse te blesser. » En écoutant ces paroles, je devins tel que celui qui, attendant les accès de la fièvre, sent un froid mortel s’insinuer dans ses veines, et demeure tout tremblant à l’aspect même éloigné d’un lieu humide. Mais les menaces que je craignais d’entendre de la bouche de Virgile pénétrèrent mon âme de cette confusion que les reproches d’un bon maître font éprouver à un serviteur fidèle : je m’assis donc sur cette croupe effroyable. Je voulus dire : « Ô mon guide ! serre-moi dans tes bras ; » mais je ne pus articuler ces paroles. Celui qui m’avait déjà secouru si puissamment dans un péril imminent, me soutint d’un bras ferme et vigoureux ; et aussitôt que je me fus placé, il dit : « Géryon, tu peux partir ; fais un large circuit pour descendre ; pense au nouveau fardeau qui t’est confié. » Géryon recula, comme la barque peu à peu recule, et se dégage des bords, en voguant en arrière ; et, quand il se sentit libre, il se retourna, étendit sa queue, ainsi que l’anguille qui finit sous la main, et ramena vers lui l’air déplacé par ses griffes aiguës.

Lorsque je me vis ainsi suspendu, et que je n’eus plus sous les yeux d’autre objet que le monstre, je fus plus épouvanté que le téméraire Phaéton, quand, abandonnant les rênes du char céleste, il laissa dans le ciel les traces de destruction que nous y voyons encore ; ou plus effrayé que le malheureux Icare, lorsqu’il sentit la cire s’échauffer, ses flancs se déplumer, et que son père lui criait : « Tu prends le mauvais chemin ! »

Ma peur fut semblable quand je ne vis plus que l’air et la bête ; elle continuait de descendre lentement, lentement ; s’abaissait en tournant, sans que je m’aperçusse du trajet autrement que par le vent qui sifflait autour de moi et sur ma tête. À droite, les eaux se précipitaient dans le gouffre avec un bruit horrible.

J’osai un moment porter en bas mes regards ; mais le précipice me