Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/245

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ment, en mon esprit, les avantages et les désavantages d’une liaison avec Adèle ; il y a du pour, mais il y a du contre ; tout compte fait, ça se balance. J’aurais pu jouer la chose à pile ou face, pendant qu’Adèle parlait, sans avoir l’air de rien. Je crois qu’elle ressent encore quelque chose pour moi ; de mon côté, je ne sais pas ; mais ça aurait pu venir. En tous cas, ça aurait duré ce que ça aurait duré ; et après… Par exemple, ça m’aurait peut-être coûté plus de dix mille francs. Une somme, dix mille francs… Si j’avais proposé six mille ? Cinq mille ? Ça aurait pu prendre si j’avais laissé percer un peu d’attendrissement, un petit bout de sentimentalité. Quelle sottise, de me raidir ainsi, de vouloir jouer l’homme de bronze — et tout ça, par dépit de ce que la femme n’ose point faire le premier pas, montrer le fond de son cœur, malgré l’envie qu’elle en a. — L’image d’Adèle pleurant là, tout à l’heure, se précise. J’ai un moment d’émotion profonde. Je me juge sévèrement, impitoyablement. Et je vois clairement ce que j’ai à faire, la seule chose que j’aie à faire. Cette chose-là — prendre Adèle pour femme — se synthétise, s’exprime en un mot : le Devoir. Mon devoir… Devoir. Pouah ! Le mot, tout d’un coup, m’apparaît ridicule, dégoûtant, éculé, stupide ; le déguisement vulgaire de sales n’importe quoi. Devoir… Pourquoi ai-je pensé à ce mot-là ? À ce mot qui est une claie sur laquelle les grands sentiments naturels sont traînés, ligotés de chapelets, à la voirie de l’honnêteté ?… Le mot a défiguré, fait disparaître, la chose qu’il représentait. C’est fini. Passée, l’émotion ; mort, le grand désir qui m’avait saisi. Adèle ne sera pas ma femme, jamais… C’est égal, j’ai eu tort de ne point lui proposer de passer la journée avec moi, lorsqu’elle parlait de la tristesse d’Angenis, avant de sortir. C’est cela, cela surtout, qu’elle ne me pardonnera pas. Et alors… Je songe à des représailles. Elle laissait deviner une telle haine, lorsqu’elle parlait de son frère…